Abstract
Grรขce au Nom de Dieu, le Tout-Misรฉricordieux et Trรจs -Misรฉricordieux ; Quโest-ce que le Coran ? Pour les musulmans, cโest la Parole mรชme de Dieu. Pour les non-musulmans, ce Livre mรฉrite ร tout le moins dโรชtre inscrit au nombre des plus sublimes chef-dโลuvres de la littรฉrature et de la sagesse universelles. Matรฉriellement parlant, le Coran se prรฉsente sous la forme dโun volume de taille moyenne, d โenviron 600 pages lorsquโil est imprimรฉ avec une assez grosse รฉcriture. Il est divisรฉ en 114 ensembles, appelรฉs ยซ sourates ยป, qui regroupent des ยซ versets ยป numรฉ rotรฉs, des versets dont le nom arabe, รขya, signifie ยซ signe ยป, parce que ces versets sont autant de signes de Dieu, autant de symboles qui rรฉvรจlent le Divin. Le nombre de versets de chaque sourate est trรจs variable, allant de trois versets pour les plus petites jusquโร 286 versets pour la sourate la plus longue. Il est important de comprendre que ces sourates ne sont pas des chapitres dโune histoire suivie, comme on peut le trouver dans la Bible par exemple. Chaque sourate forme un tout indรฉpendant, et il est mรชme possible de trouver encore des thรจmes complets et indรฉ pendants formant des sous-ensembles ร lโintรฉrieur dโune seule sourate. Cโest pour cette raison que le lecteur, en particulier le lecteur occidental habituรฉ ร la lecture de la Bible ou de romans, est gรฉnรฉralement dรฉroutรฉ par la lecture du Coran et par le fait que les thรจmes ne se suivent pas selon une progression linรฉaire, mais semblent au contraire รฉ clater comme une ยซ pluie dโรฉtoiles ยป. Cโest que le fil conducteur de la Rรฉvรฉlation nโรฉtait autre, en rรฉalitรฉ, que lโhistoire mรชme de la communautรฉ musulmane naissante. Le commencement de lโhistoire fut le dรฉbut de cette prรฉdication qui appelait les habitants de La Mecque ร sโรฉveiller et ร revenir ร Dieu. Lโaboutissement de cette histoire fut ce moment oรน, sachant venir sa fin, le Prophรจte ferma ce livre pour le confier ร ses gardiens : les Gens de sa Demeure, ceux quโil avait lui-mรชme formรฉs pour assumer aprรจs lui le fardeau sublime, mais รด combien pesant, de ce dรฉpรดt confiรฉ par Dieu. Entre ces deux points, ce sont les รฉvรจnements que vivait la communautรฉ qui รฉtaient autant dโoccasions pour Dieu de sโadresser ร Ses fidรจles pour les former, les รฉduquer, les enseigner, les rappeler ร lโordre ou les encourager : tantรดt, telle parabole, riche dโenseignement, devait รชtre reprise sous un autre angle, pour en dรฉvelopper une autre dimension ; tel rรฉcit de la vie dโun Prophรจte du passรฉ devait รชtre rรฉpรฉtรฉ en ajoutant dโautres dรฉtails qui lโรฉclairaient dโun nouveau jour ; tantรดt cโest une loi quโil fallait rรฉvรฉler pour rรฉpondre ร un problรจme qui venait de se poser ; des conseils quโil fallait prodiguer pour que les individus puissent mieux vivre ensemble dans leur nouvelle sociรฉtรฉ ; dโautres fois, il sโagissait de proposer ร la mรฉditation de tous des principes spirituels, des considรฉrations morales, des sujets de rรฉflexions sur le monde ou sur lโhomme ; parfois il fallait faire peur, afin de rรฉveiller, dโautres fois il fallait rรฉjouir, afin de motiverโฆ Bref, il fallait appeler, rappeler, dire et redire, pour รฉduquer et former les gens ร devenir de vรฉritables ยซ รชtres humains ยป, dans toutes les dimensions spirituelles et matรฉrielles qui constituent lโhumanitรฉ. Dieu, Crรฉateur de lโhumanitรฉ, en est aussi lโEducateur, et le Coran, comme toutes les Rรฉvรฉ lations qui lโont prรฉcรฉdรฉes, est un livre de formation et dโรฉducation de cette humanitรฉ. Il ne faut donc pas sโรฉtonner dโy trouver des rรฉpรฉtitions : on nโapprend quโen rรฉpรฉtant. Il ne faut pas sโรฉtonner dโy trouver des passages qui touchent aux domaines les plus divers : dans chacune de ces matiรจres, lโhomme a besoin dโรชtre enseignรฉ. Enfin, il ne faut pas sโรฉtonner de le trouver comme ยซ รฉclatรฉ ยป : le Coran nโest pas un ยซ cours dโhumanitรฉ en dix leรงons ยป, mais une ยซ pluie dโรฉtoiles ยป tombant du ciel comme autant dโรฉ clats de lumiรจre ร recevoir, ร mรฉditer, ร comprendre et ร mettre en ลuvre.
La mission du Prophรจte Mohammad, Dieu le bรฉnisse lui et les siens, a commencรฉ en lโan 610 ร La Mecque, sa ville dโorigine. Les premiรจres sourates rรฉvรฉlรฉes รฉtaient gรฉnรฉralement courtes et rรฉsonnaient dโun rythme vigoureux et dโune forte musicalitรฉ de par leurs rimes et assonances. Les thรจmes de ces sourates tournaient principalement autour dโun rappel insistant du pur monothรฉisme : lโaffirmation du Dieu unique, de qui toutes choses proviennent et vers qui tout retourne ; le rejet des idoles et de tout ce qui pourrait รชtre associรฉ ร Dieu comme objet dโadoration ; les miracles de la crรฉation, signes de la Grandeur divine et preuves que Dieu est bien capable de ressusciter ce quโIl a dรฉjร suscitรฉ ; Et surtout, avec insistance, le retour final des รชtres devant Dieu pour un Jugement dernier ; un Jour grandiose et terrible en lequel nul ne pourra tricher, nul ne pourra plus recourir aux artifices du pouvoir ou de lโargent ; un Jour de Vรฉritรฉ oรน chacun verra ouvertement dรฉvoilรฉ ce quโil fut en rรฉalitรฉ lors de sa vie sur terre ; un Jour oรน chacun trouvera ses propres membres, sa propre langue et mรชme son cลur tรฉ moigner contre lui de tout ce quโil leur a fait faire ; un Jour oรน il nโy aura pas mรชme besoin dโun juge pour la sentence, puisquโil suffira ร chacun de lire lui-mรชme le livre de sa vie, le livre de son รชtre. La rรฉvรฉlation intervenait ร des intervalles divers, dโabord assez รฉloignรฉs, puis de plus en plus rapprochรฉs. Pendant treize ans, le Prophรจte appela ainsi ร Dieu les gens de La Mecque et tous ceux qui venaient dans cette ville, laquelle รฉtait ร lโรฉpoque la capitale religieuse et รฉconomique de l โArabie. Pendant treize ans, il supporta et endura, avec les premiers musulmans, lโopposition, les vexations, puis les persรฉcutions des puissants commerรงants et des chefs de tribus. Mais, finalement, la petite communautรฉ de fidรจles nโeut dโautre choix que de quitter sa ville dโorigine pour aller chercher refuge dans celle de Mรฉdine, ร quelque trois cents kilomรจtres de lร . Cโest ร Mรฉdine que les premiers musulmans, invitรฉs et protรฉgรฉs par les tribus converties de cette ville, commencรจrent ร sโorganiser en vรฉritable communautรฉ et mรชme, peut-on dire, en une citรฉ Etat. De nombreuses questions se posaient alors concernant la rรฉglementation de la vie quotidienne : les mariages, les divorces, les dรฉcรจs, les hรฉritages ; la justice et les peines lรฉgales ; le gouvernement et la protection des droits des citoyens ; les relations avec les non-musulmans qui vivaient ร Mรฉdine et avec ceux qui, depuis La Mecque, dรฉclenchรจrent vite les hostilitรฉs contre la toute jeune communautรฉ indรฉpendante. Les rรฉvรฉlations venaient alors apporter la rรฉponse de Dieu aux questions du moment : donner des rรจgles, apaiser des discordes, dรฉvoiler les ruses des fourbes, encourager les musulmans lorsquโils se sentaient รฉcrasรฉs par le nombre des ennemisโฆ Le style des rรฉvรฉlations changea, sโadaptant aux contenus : les phrases se firent plus amples, moins rythmรฉes et moins assonancรฉes. Et la rรฉvรฉlation accompagna ainsi la vie des musulmans pendant dix ans encore, Dieu sโ adressant par la bouche de Son prophรจte ร ceux qui avaient la Foi. Puis cette voix sโรฉteignit, la communautรฉ orpheline gardant en hรฉritage deux trรฉsors inestimables : le Coran, le Livre de Dieu, qui rassemblait lโensemble des rรฉvรฉlations qui sโรฉtaient succรฉdรฉ es au cours de ces vingt-trois annรฉes bรฉnies de la prรฉsence prophรฉtique ; et puis le Coran parlant, les Gens de la Demeure prophรฉtique, les proches parmi les proches, ceux qui avaient grandi dans le giron du Prophรจte, qui avaient reรงu son enseignement aussi purement quโun enfant tรจte le lait de sa mรจre et qui, par cet enseignement, gardaient le Coran vivant comme auparavant le Prophรจte.
Quโarriva-t-il au Coran aprรจs le dรฉpart du Messager de Dieu, que les bรฉnรฉdictions et la Paix divines soient sur lui et les siens ? Le grand savant andalou Ibn Djozayy al-Kalbรฎ nous lโexplique en quelques phrases brรจves : ยซ Du vivant du Messager de Dieu, que Dieu le bรฉnisse et lui donne la Paix, le Coran รฉtait รฉ pars sur des feuillets et dans les poitrines des hommes. Lorsque le Messager de Dieu, que Dieu le bรฉnisse et lui donne la Paix, mourut, [son cousin] โAlรฎ fils dโAbou Tรขlib, que Dieu soit satisfait de lui, resta enfermรฉ dans sa maison et rassembla [le Coran] selon lโordre de sa rรฉv รฉlation. Si son corpus (mishaf) รฉtait retrouvรฉ, on y trouverait force science, mais il nโa pas รฉtรฉ retrouvรฉ. [โฆ] ยป Par la suite, ยซ des corpus รฉcrits ร partir de ce que rapportaient les Compagnons se rรฉ pandirent sous tous les horizons et il y avait des divergences entre eux. ยป Le troisiรจme Calife, โOthmรขn, dรฉcida donc dโimposer un corpus unique et confia ร Zayd Ibn Thรขbit la mission de le rรฉunir. Lorsque le corpus fut achevรฉ, le Calife en fit faire des copies quโil fit envoyer aux diverses grandes villes, ordonnant de dรฉtruire tous les autres corpus. ยซ Lโordre des sourates tel quโon le connaรฎt aujourdโhui, conclut alors al-Kalbรฎ, est donc lโล uvre de โOthmรขn, de Zayd Ibn Thรขbit et de ceux qui rรฉdigรจrent avec lui le corpus. Certains ont dit quโil รฉtait lโลuvre du Messager de Dieu, que Dieu le bรฉnisse et lui donne la Paix, mais cโest improbable et rรฉfutรฉ par les traditions rapportรฉes ร ce propos. ยป (Ibn Djozayy al- Kalbรฎ, Tafsรฎr, al-moqaddimato l-oulรข, p.4) Les sourates du Coran ne sont donc pas classรฉes selon lโordre de leur rรฉvรฉlation, ni mรชme selon un ordre fixรฉ par le Prophรจte, mais selon un ordre arbitraire allant approximativement des sourates les plus longues aux sourates les plus courtes. Ce reclassement des sourates ne fait ainsi quโaccentuer lโimpression de dรฉcousu et dโ absence de fil conducteur que ressent le lecteur, car il ne peut mรชme pas retrouver le lien que la Rรฉvรฉlation entretenait avec lโhistoire de la communautรฉ musulmane naissante. Nรฉanmoins, il faut bien faire attention au fait que, si les รฉvรฉnements qui marquรจrent la vie de la premiรจre communautรฉ musulmane furent autant dโoccasions pour la rรฉvรฉlation des enseignements divins, ces enseignements ne sauraient รชtre rรฉduits ร ces รฉvรฉnements. Il en va tout ร fait de mรชme lorsquโon apprend quelque chose ร un enfant ร lโoccasion dโ une expรฉrience quโil vient de vivre : la leรงon quโil reรงoit ne se limite รฉvidemment pas ร cette expรฉrience. Lโรฉvรฉnement ne fut que lโoccasion de lโ enseignement et non pas sa seule raison dโรชtre. On ne peut donc en aucun cas enfermer le Coran dans les รฉtroites limites des รฉvรฉnements qui se dรฉroulรจrent au septiรจme siรจcle ร La Mecque et ร Mรฉdine. Plus encore, mรชme les passages qui ont un rรฉfรฉrent historique ne sont pas lร pour [i:1a2d 73d306]dire lโhistoire : lโhistoire ne sert ici que de support pour enseigner, former et รฉduquer, aussi bien ceux qui ont vรฉcu cette histoire que les gรฉnรฉrations futures, aussi longtemps que le monde sera monde. Cโest pourquoi il faut lire ce texte, non pas comme un livre dโhistoire dans lequel on chercherait la trace dโรฉvรฉnements du passรฉ, mais comme un livre dโhumanitรฉ dans lequel l โhistoire elle-mรชme nโa de valeur que dans la mesure oรน elle permet de former lโhomme dโ aujourdโhui et de demain. Le Coran forme un tout et ce nโest quโen le prenant ainsi, en le lisant et en le rรฉpรฉtant, en lโ entendant et en le mรฉditant, que chaque partie, peu ร peu, rรฉsonne ร lโunisson des autres, sโรฉclairant mutuellement, se soutenant, se complรฉtant, se rรฉpondant lโune ร lโautre pour finalement constituer cet รฉdifice inรฉbranlable et harmonieux destinรฉ ร conduire lโhomme, en tant quโindividu et comme sociรฉtรฉ, vers son accomplissement.
Le Coran, avons-nous vu, ne saurait รชtre ยซ enfermรฉ ยป et restreint ร lโรฉ poque de sa rรฉvรฉlation, car si la rรฉvรฉlation sโest bien faite en suivant les รฉvรฉnements que vivaient les premiers musulmans, ces รฉvรฉnements ne sont que les occasions de la rรฉvรฉ lation, et non pas des รฉlรฉments qui y seraient intrinsรจquement liรฉs. Si en se promenant avec son enfant, on voit deux enfants se bagarrer ou un enfant รชtre impoli, on peut profiter de cette occasion pour faire ร son propre enfant quelques recommandations concernant le comportement ; si lโon assiste ร la chute des feuilles, on peut profiter de cette occasion, suivant lโรขge et lโ aptitude de lโenfant, pour lui parler des saisons, รฉvoquer les lois de la pesanteur ou plus symboliquement lโรฉtat de la vieillesseโฆ Or, tous ces enseignements, toutes ces recommandations, ont une portรฉe qui dรฉpasse de loin lโรฉvรฉnement ร lโoccasion duquel on les aura fait. Lโรฉvรฉnement nโรฉtait quโune occasion, pas un cadre รฉtroit auquel il faudrait limiter les enseignements transmis. Or, voilร : de mรชme quโil ne faut pas limiter les enseignements du Coran dans le temps, il ne faut pas non plus les limiter dans lโespace. Les enseignements transmis ร lโenfant de notre exemple ne le concernent pas exclusivement lui, sa famille ou sa race : ils valent gรฉnรฉralement pour lโhumanitรฉ tout entiรจre, surtout lorsquโil sโagit de lois scientifiques ou de rรจgles de comportement humains, et non d โus et coutumes propres ร tel ou tel pays ou ร tel groupe social. De mรชme, ce serait une grande erreur de penser que le Coran ne concerne que les Arabes ou quโil leur est destinรฉ en propre, car mรชme sโil sโest tout dโabord adressรฉ ร eux et dans leur langue, la portรฉe de son message est en rรฉalitรฉ universelle et concerne lโhumanitรฉ enti รจre. Le message transmis par Moรฏse sโadressait lui aussi tout dโabord aux Hรฉbreux, et dans leur langue, mais il avait une portรฉe universelle. Le message portรฉ par Jรฉsus sโadressait dโabord aux habitants de la Palestine, dans la langue qui รฉtait la leur ร lโรฉpoque โ ร savoir lโaramรฉen โ, et pourtant qui oserait prรฉtendre que le message du Christ serait dรฉpourvu de portรฉe universelle. Il en va de mรชme du Coran, annoncรฉ en arabe ร des Arabes, mais transmettant un message tout ร fait universel, un message destinรฉ ร raviver et ร rรฉactualiser les messages apportรฉs ร lโhumanitรฉ par tous les Prophรจtes qui se sont succรฉdรฉs. Dans la sourate 54 (dite al-qamar), ร quelques versets dโintervalle, Dieu rรฉpรจte ร quatre reprises :
Et certes Nous avons fait le Coran aisรฉ pour que lโon se rappelle : y aura-t-il alors quelquโun qui se rappelle ?
Cette idรฉe de ยซ rappel ยป est fondamentale dans le Coran, oรน elle est reprรฉsentรฉe par environ 280 termes. Le Coran ne prรฉtend pas rรฉvรฉler au monde des secrets cachรฉs depuis lโaube des temps et encore moins enseigner ร lโhumanitรฉ des mystรจres insondables : il a pour objectif de rappeler lโhomme ร lui-mรชme et ร des vรฉritรฉs essentielles et รฉternelles quโil ne cesse dโ oublier, tant et si bien quโil en oublie aussi tout ce qui le fait homme. Comme le dit le verset 19 de la sourate 59 :
Ne soyez pas comme ceux qui ont oubliรฉ Dieu, de sorte quโIl les fit eux-mรชmes sโoublier.
Le Coran est donc avant tout un ยซrappelยป: il appelle ร se ressouvenir de Dieu et ร se ressaisir en reprenant conscience de la nature essentielle de lโรชtre humain. Ensuite, ร partir de cette premiรจre prise de conscience de soi-mรชme en tant quโhomme et en tant que serviteur de Dieu, le Coran guide lโhomme dans la voie du ressouvenir, vers une connaissance toujours plus approfondie de soi-mรชme et de Dieu, car ces deux connaissances nโen font quโune en rรฉalitรฉ, comme lโรฉnonce clairement le hadith du Prophรจ te qui dit: ยซQui se connaรฎt lui-mรชme connaรฎt certes son Seigneur.ยป Or, ce ยซrappelยป ne sโadresse pas quโaux arabes. Le destinataire du message est explicitement dรฉsignรฉ ร maintes reprises dans le Coran: il sโ agit de lโhumanitรฉ dans son ensemble, les ยซgensยป, an-nรขs , sans discrimination dโaucune sorte. Ainsi, au verset 157 de la sourate 7, Dieu donne ร Son messager lโordre suivant:
ยซDis: โO vous, les gens, en vรฉritรฉ je suis le messager deDieu [envoyรฉ] pour vous tousยปย [/color:07b 507297b]
Et vingt autres versets du Coran commencent par cette mรชme interpellation:ย ยซO vous, les gensโฆยปย [/color:07 b507297b] Dieu nโest en effet pas le Seigneur dโun peuple ou dโune caste, Il est le ยซSeigneur des hommesยป โ Rabbu n-nรขs, comme Il Se qualifie Lui-mรชme dans la sourate 114 โ et cโest aux hommes, ร tous les hommes, quโil adresse Son ultime Message. Or, lโhomme peut-il se sentir concernรฉ par un texte auquel il ne comprend rien? Ou devrait- on attendre de lโhumanitรฉ que tous se fassent arabisants pour entendre le Message divin? Certes, la mรฉditation approfondie du Coran ne peut passer que par la langue arabe, puisque cโest dans cette langue que Dieu Sโest exprimรฉ et que lโon ne saurait toucher ร cette expression sans la dรฉnaturer: toute traduction du Coran nโest plus Parole de Dieu, mais seulement parole humaine essayant de reflรฉter quelque รฉclat de la Parole divine. Mais avant dโen arriver au stade de lโapprofondissement, il faut bien dโabord avoir entendu l โยซappelยป et y avoir rรฉpondu. Or cet ยซappelยป, qui doit interpeller [/i:07b 507297b] lโhomme et susciter en lui lโรฉveil, ne peut รชtre entendu par chacun que dans une langue qui est la sienne. Le devoir de ยซtransmissionยป du Message est donc aussi, au moins dans une certaine mesure, devoir de ยซtraductionยป, car on ne peut transmettre ร quelquโun que dans une langue quโil comprend, faute de quoi on nโaurait rien transmis. Comme le dit Dieu au verset 4 de la sourate 14:
Nous nโavons envoyรฉ de Messager que [parlant] la langue de son peuple, pour quโil leur parle clairementโฆ
Il est opportun de se demander si, avec la vingtaine de traductions du Coran qui existent en franรงais, le Message divin a vraiment รฉtรฉ transmis ou non. On verra quโil nโen est rien. La France connut dโabord des traductions latines du Coran, traductions qui รฉtaient avant tout destinรฉes ร servir la propagande de lโEglise contre lโislam. La premiรจre de ces traductions latines date de lโรฉpoque des Croisades et de la conquรชte de lโAndalousie par les rois chrรฉtiens du nord de lโEspagne. En fait, il ne sโagissait pas ร proprement parler dโune traduction : ยซ Le texte latin, รฉcrit Rรฉgis Blachรจre, lui-mรชme traducteur du Coran, ressemble peu au texte arabe qui, le plus souvent, est seulement rรฉsumรฉ. Tel quel, cependant, la Chrรฉtientรฉ, cinq siรจcles durant , lโutilisera, soit directement, soit indirectement, dans ses controverses furieuses et vaines contre lโIslam. La Renaissance elle-mรชme paraรฎt sโen montrer satisfaite. ยป . Commence ensuite lโhistoire des traductions du Coran en franรงais. La premiรจre traduction complรจte fut, en 1647, lโลuvre du sieur Andrรฉ du Ryer, lequel connaissait aussi, ร cรดtรฉ de lโarabe, le persan et surtout le turc. Bien quโelle ne soit pas vraiment dรฉgagรฉe des prรฉjugรฉs qui rรฉgnaient encore ร lโรฉpoque, elle constitue dรฉjร un progrรจs remarquable par rapport aux traductions latines mรฉdiรฉvales. En 1783, cent cinquante ans aprรจs la traduction de Du Ryer, Claude Savary proposa une nouvelle traduction franรงaise. Ce traducteur รฉtait fortement imprรฉgnรฉ des idรฉes de Voltaire qui, on le sait, avait souvent pris le parti de lโislam contre le christianisme, ร tout le moins dans sa version ecclรฉsiastique. De ce fait, la traduction de Savary ne souffre pas des dรฉ fauts qui dรฉparaient celle de son prรฉdรฉcesseur, mais elle ne sโen permet pas moins bien des libertรฉs avec le texte. Le 19e siรจcle restera, pour ce qui est des traductions du Coran en franรงais, le siรจcle de Kasimirski, aristocrate polonais de culture franรงaise, qui รฉtait un excellent iranisant et arabisant. Sa traduction, parue en 1840, รฉclipsera vite les prรฉcรฉdentes, sera rรฉรฉditรฉe [i: 686537e7cf]plus de trente fois et continue toujours de lโรชtre. La langue en est รฉlรฉgante, la lecture relativement aisรฉe, mais ce ne sera pas lui faire injustice dโajouter quโelle sacrifie bien trop souvent le sens et la fidรฉlitรฉ au texte au style et ร lโexpression littรฉ raire. La premiรจre moitiรฉ du vingtiรจme siรจcle voit successivement paraรฎtre trois traductions du Coran en langue franรงaise : celle dโEdouard Montet, qui fournit pour la premiรจre fois une introduction et des notes liminaires en tรชte de chaque chapitre ; celle de Laรฏmรจche et Bendaoud, qui reprรฉsente le premier effort sรฉrieux de musulmans pour proposer une traduction franรงaise du Coran ; la troisiรจme traduction, enfin, est le fruit de la collaboration dโun franรงais, Pesle, et dโun musulman, Tidjani. Aucune des trois ne parviendra cependant ร prendre la place de la traduction de Kasimirski. Cโest quโen fait, comme le remarque Rรฉgis Blachรจre, ยซ depuis Savary, chaque traducteur [ โฆ] donne lโimpression de se borner ร retoucher, amรฉliorer, complรฉter dans le dรฉtail le travail de son prรฉdรฉcesseur franรงais.ยป
Lโhistoire des traductions franรงaises du Coran connaรฎt un tournant lorsquโau milieu du 20e siรจcle le grand arabisant Rรฉgis Blachรจre essaya de produire une traduction originale uniquement basรฉe sur la philologie. Malheureusement, il faut bien dire que cette ลuvre de philologue pรจche souvent par sa sรฉcheresse et par des traductions bien trop littรฉrales pour รชtre littรฉraires. Outre cette ariditรฉ, la traduction de Blachรจre prรฉsente le dรฉfaut bien plus grave, pour ne pas dire rรฉdhibitoire, de ne pas prendre en compte ce que les musulmans comprennent du Coran. Le but dโune traduction nโest pourtant autre, en principe, que de prรฉsenter au lecteur un livre tel quโil est pour ceux qui le lisent et qui le vivent, pas tel quโil aurait pu รชtre ou tel quโil devrait รชtre. Comme le fait remarquer un critique des traductions du Coran, ยซle public francophone auquel sโadresse le traducteur [โฆ] cherche-t-il ร se renseigner sur ce quโest le Coran [i:4a 209adcc1]des Musulmans ou demande-t-il ร [Untel] ou ร tout autre traducteur ce que lui croit personnellement y trouver?ยป (A. CHEIKH-MOUSSA, ยซDe lโhรฉbraรฏsation moderne du Coranยป, Arabica [/i:4a 209adcc1], nยฐ42i, 1995, p.107 et 109). Le Coran est un texte qui est vรฉcu par un milliard de musulmans et dont la mรฉditation a donnรฉ le jour ร dโinnombrables commentaires. Bien plus: cโest un Livre qui a รฉtรฉ et qui continue dโรชtre la source, lโaxe et la finalitรฉ de toute la pensรฉe, de toute la crรฉativitรฉ et de toutes les sciences arabes et islamiques. Or, si lโon fait abstraction des cลurs et des esprits en lesquels le Coran vit, et pour qui il est Livre de Vie, il ne reste plus de lui quโun texte mort et muet. Ainsi, la traduction de Blachรจre prรฉsente tout autant que les prรฉcรฉdentes le problรจme essentiel de la plupart des traductions du Coran: celui dโรชtre seulement lโexpression de la vision du traducteur et non pas le reflet de ce que lisent les musulmans, dโรชtre donc [i:4a 209adcc1]le Coran du traducteur plus que celui des musulmans . Bien des traductions, par la suite, seront des tentatives de conserver les points positifs de la dรฉmarche de Blachรจre en essayant dโen corriger les dรฉfauts. En 1959 paraรฎt la traduction dโun musulman indien vivant alors en France, le Professeur Muhammad Hamidullah. Ce dernier voulait ร juste titre rendre pleinement son droit ร lโapport de la tradition musulmane, mais malheureusement, en raison de la mรฉdiocritรฉ de sa connaissance du franรงais, sa traduction sera encore plus littรฉrale et illisible que celle de son prรฉdรฉcesseur. Denise Masson proposera ensuite une traduction en 1967, suivie par le poรจte Jean Grosjean en 1972 et finalement par Renรฉ Khawam, en 1990. Malheureusement, si ces traductions sont souvent agrรฉables ร lire au niveau de la langue, elles ne font quโรชtre de plus en plus infidรจles au texte original, dans un mouvement inverse de celui des premiรจres traductions. Les musulmans, quant ร eux, essaieront de prรฉsenter des traductions plus agrรฉables que celles de Hamidullah. En 1967, parut la traduction du poรจte et รฉcrivain marocain Ahmad Boudib, suivie en 1972 par la traduction de Si Hamza Boubakeur, traduction en deux gros volumes qui doit son importance au fait quโelle est la seule ร รชtre intรฉgralement accompagnรฉe de nombreux commentaires. Trois autres traducteurs arabes proposรจrent encore leurs versions: Noureddin Ben- Mahmoud, en 1976, trรจs influencรฉ par la traduction de Kasimirski; Sadok Mazigh, en 1980; et enfin, Salah ed-dine Kechrid, en 1981. De ces trois traductions, bien que celle de Mazigh soit sans doute la plus novatrice et la plus intรฉressante, cโest celle de Kechrid qui connรปt le meilleur accueil dans les milieux musulmans francophones oรน certains y virent une alternative ร la traduction littรฉrale de Hamidullah.
Les vingt derniรจres annรฉes virent la parution de quatre traductions franรงaises du Coran dโimportance inรฉgale. En 1983 commenรงa la prestigieuse publication par Pierre Godรฉ, musulman dโorigine franรง aise, dโune traduction accompagnรฉe dโextraits des commentaires de Tabarรฎ, travail qui devrait finalement compter une bonne dizaine de volumes. Malheureusement, le choix du commentaire de Tabarรฎ nโest pas forcรฉment le plus judicieux, car si ce commentaire est aur รฉolรฉ du prestige de lโanciennetรฉ, puisquโil sโagit en effet dโun des plus anciens commentaires dรฉtaillรฉ qui nous soit parvenu, il se contente gรฉnรฉralement de rรฉunir beaucoup dโinformations sans faire le tri qui sโimposerait et qui sera fait par des auteurs postรฉrieurs. En 1990, lโArabie publia une traduction qui se prรฉsente explicitement comme un remaniement de celle de Hamidullah par une รฉquipe de correcteurs: il est vrai que dans cette version, la traduction de ce professeur devient un peu plus lisible, mais il faut tout de mรชme bien admettre quโon est bien loin dโune vรฉritable rรฉussite, en particulier au niveau de lโexpression franรงaise qui laisse encore beaucoup ร dรฉsirer. Lโannรฉe 1990 vit aussi paraรฎtre la traduction du grand arabisant franรงais Jacques Berque, fruit dโune vingtaine dโannรฉes de travail. Cette traduction a le bonheur dโassocier la rigueur du philologue ร un style plus littรฉraire que celui de Blachรจre, tout en รฉtant de plus ouverte aux apports de la tradition islamique. Nรฉanmoins, tantรดt la volontรฉ dโรชtre fidรจle au texte et tantรดt celle de faire ยซplus littรฉraireยป amenรจrent souvent Jacques Berque ร opter pour des traductions bizarres, voire incongrues, ou ร proposer plus de nรฉologismes quโil nโen serait vraiment besoin. La derniรจre en date des traductions โ la plus inacceptable aussi โ ne manque pas dโ originalitรฉs qui appellent bien des critiques. Il sโagit de celle proposรฉe par Andrรฉ Chouraqui, ancien maire de Jรฉrusalem, qui sโรฉtait dรฉjร fait remarquer par ses traductions de lโAncien et du Nouveau testament, et dont la traduction du Coran fit encore plus de bruit lorsquโelle parut en 1990. Le principal reproche quโon puisse lui faire โ mais il y en a bien dโautres โ est dโรชtre totalement incomprรฉhensible. Dโabord, nombre de termes qui pouvaient fort bien รชtre traduits se retrouvent ici purement et simplement transcrits, tel le mot Rabb, par exemple, que tous les autres traducteurs traduisent sans trahir par ยซseigneurยป ou par ยซmaรฎtreยป. Mais surtout, le traducteur propose pour bien des mots des traductions dont le sens est loin dโรชtre clair: ainsi Rahmรขn et Rahรฎm[/i:5ad3 cb2a22], que tous les traducteurs rendent par des termes รฉvoquant la clรฉmence et la misรฉ ricorde, mais que Chouraqui a choisi de traduire par ยซmatriciantยป et ยซmatricielยป. On peut alors se demander qui pourrait bien comprendre quelque chose ร sa traduction des deux premiers versets du Coran: Au Nom dโAllรขh le Matriciant, le Matriciel, d รฉsirance dโAllรขh, rabb des universโฆ La raison de tout cela est un parti pris totalement injustifiรฉ de vouloir toujours ramener les termes arabes ร des racines hรฉbraรฏques. Chouraqui va en effet jusquโร affirmer quโยซร certains รฉgards, la langue mรชme du Coran est plus proche de lโhรฉbreu biblique que de lโ arabe contemporainยป et il a donc dโabord fait une traduction du Coran en hรฉbreu avant de la retraduire de lโhรฉbreu en franรงais , dรฉmarche qui nโa absolument pas le moindre fondement scientifique. Bref, force est dโen arriver, aprรจs ce tour dโhorizon des traductions franรงaises du Coran, ร la conclusion que le lecteur francophone devra encore attendre pour pouvoir accรฉder enfin de maniรจre convenable au Livre des Musulmans.