Abstract
Amour et Dieu d’amour dans le Coran
La notion d’amour est évoquée dans de nombreux versets coraniques, au travers d’un vaste champ lexical de termes exprimant avec des nuances parfois très subtiles une même idée d’attachement et d’affection entre deux êtres ou réalités. Le Coran souligne que l’amour est d’abord un attribut divin : « Mon Seigneur est vraiment Miséricordieux et plein d’amour (wadûd) » (11:90). Cet amour, dont l’une des conséquences est la miséricorde qui lui est associée [1], constitue le fondement du lien unissant Dieu à l’homme et le but de la religion : « A ceux qui croient et font de bonnes œuvres, le Tout-Miséricordieux accordera Son amour (wudd). » (19:96) ; « Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi [2], Dieu vous aimera alors et vous pardonnera vos péchés » (3:31) [3]. Le Coran précise également les différentes catégories de personnes aimées par Dieu : « Dieu aime (yuhibb), en vérité, ceux qui Lui font confiance » (3:159) ; « Dieu aime, certes, les bienfaisants » (5:13) ; « Dieu aime ceux qui font preuve de taqwâ [4] » (9:4) ; « Dieu aime ceux qui se purifient » (9:108).
En outre, le Coran souligne que Dieu fait aimer la foi aux croyants, foi qui n’est autre que ce lien profond les unissant et indissociable d’une relation d’amour : « Dieu vous a fait aimer (habbaba ilaykum) la foi et l’a embellie dans vos cœurs et vous a fait détester la mécréance, la perversité et la désobéissance » (49:7). L’amour est donc une caractéristique des croyants : « Les croyants sont les plus ardents en l’amour de Dieu » (2:165). Outre ces versets citant directement la notion d’amour, de nombreuses autres parties du Coran évoquent l’existence d’une proximité intense de Dieu avec les croyants, qui présupposent l’existence d’un lien d’affection profond : « Et quand Mes serviteurs t’interrogent sur Moi, alors Je suis tout proche : Je réponds à l’appel de celui qui Me prie quand il Me prie. » (2:186) ; « Mon Seigneur est bien proche et Il répond toujours. » (11:61) Le Coran évoque également cet amour au travers de la notion de walâ’, qui exprime à la fois l’idée de proximité de deux choses, et de l’absence de tout élément étranger entre elles. Par extension, Dieu est qualifié de wali ou mawlâ qui pourrait à la fois se traduire par « maître » et « ami » : « Dieu est le Wali de ceux qui ont la foi : Il les fait sortir des ténèbres à la lumière. » (2:257) ; « Dieu est vraiment le Mawlâ de ceux qui ont cru » (47:11).
Cet amour ne se limite pas à un lien unissant Dieu aux hommes, mais s’étend à l’ensemble de la création, notamment aux époux : « Il a mis entre vous de l’affection (mavadda) et de la miséricorde. » (30:21) L’affection entre un mari et sa femme est donc un don de Dieu, et se situe à la base de leur relation. Selon la vision coranique, le monde est la manifestation de l’ensemble des noms divins selon différents degrés d’intensité : tout amour présent sur cette terre est donc une manifestation – consciente ou inconsciente – de l’amour divin.
Qu’est-ce que l’amour ?
Essai de définition
Mais quel est le sens de cet amour dont parle le Coran ? Selon ’Allâmeh Tabâtabâ’i, dans un sens très large, l’amour peut être considéré comme un attachement (ta’alloq) à une personne ou à une chose, ainsi qu’un moyen permettant d’établir un lien entre deux réalités. L’être ou la chose aimée permet de combler une imperfection et un manque ressenti par la personne qui aime. L’amour est donc indissociable de l’action : si une personne aime l’argent, elle sera conduite à agir en conséquence pour combler un manque qu’elle ressent en elle, tandis que l’amour envers une personne vient combler un besoin d’affection. [5]
L’amour d’une chose est en réalité l’amour de son propre perfectionnement [6] , puis en second lieu seulement celui de la réalité qui permet ce perfectionnement. Ainsi, nous « aimons » la nourriture car cette dernière est en adéquation avec notre système physiologique et nous permet de rester en vie. [7] De même, l’homme n’aime pas l’argent ou la célébrité en tant que tel, mais seulement en tant que moyens servant à ce qu’il considère être son perfectionnement.
Nous arrivons ici à une définition plus précise : l’amour est une relation existentielle et une attraction entre deux êtres dont l’un est à la source du perfectionnement de l’autre. Plus précisément encore, l’amour est un attachement et une attirance entre un être et sa propre perfection. Dans ce sens, des plantes qui s’orientent vers le soleil [8] à l’homme en quête de savoir, l’amour est une réalité qui habite l’ensemble des êtres du monde.
Aime-t-on Dieu de façon métaphorique ou réelle ?
Comme le montrent les versets cités plus haut, le Coran parle explicitement de l’existence d’un amour entre l’homme et Dieu. Si la question de l’amour de Dieu envers l’homme est aisément justifiable [9], celle de l’amour de l’homme envers Dieu semble plus problématique : peut-on aimer « quelqu’un » que l’on n’a jamais vu ? Aimer Dieu doit-il s’entendre dans le même sens que le fait d’aimer une personne ou une réalité de ce monde ? D’aucuns ont affirmé que l’amour ne pouvait avoir pour véritable objet que des choses matérielles, et que les versets évoquant l’amour envers Dieu devaient se comprendre dans un sens métaphorique (majâzi), comme signifiant par exemple le fait de Lui obéir, de suivre Ses commandements… Une telle supposition est cependant réfutée par ce verset : « Parmi les hommes, il en est qui prennent, en dehors de Dieu, des égaux à Lui, en les aimant comme on aime Dieu. Or les croyants sont les plus ardents en l’amour de Dieu. » [10] (2:165). Il est ici évoqué que l’amour envers Dieu est susceptible d’être plus ou moins intense [11], et qu’il est plus fort chez les croyants que chez les associationnistes. Si « amour » devait ici s’entendre dans le sens d’ « obéissance », ce verset signifierait que les adorateurs d’idoles obéissent à Dieu, mais que les croyants le font de manière plus intense, ce qui n’a bien évidemment aucun sens – l’obéissance à Dieu, même de façon faible, ne s’accordant pas avec l’associationnisme.
De manière générale, nous parlons d’amour à propos de choses très différentes : amour d’une personne, mais aussi amour de l’argent, de la connaissance, de la célébrité, de la nourriture… Cependant, que l’amour ait pour objet l’argent ou une personne, il conserve le même sens (celui d’une attirance, d’un lien entre deux réalités qui entraîne une action) ; seul son objet et son intensité diffèrent. Le mot « amour » est donc un synonyme, qu’il soit employé concernant de la nourriture ou… Dieu. Ainsi, dans le verset « Si vos pères, vos enfants, vos frères, vos épouses, vos clans, les biens que vous gagnez […] vous sont plus chers [plus aimés, ahabba ilaykum] que Dieu, Son messager et la lutte dans le sentier de Dieu, alors attendez que Dieu fasse venir Son ordre. » (9:24), le mot amour est employé à la fois concernant les biens, les enfants… et Dieu comme faisant référence à une même réalité, soulignant ainsi que l’amour envers le Créateur doit bien s’entendre dans le sens premier du terme, et non de façon métaphorique. [12]
Amour de soi et amour de Dieu
Un problème semble néanmoins se profiler : si l’amour n’est que, comme nous l’avons défini plus haut, l’amour de sa propre perfection, ne se limite-t-il pas alors à un simple sentiment égoïste ? Dans ce contexte, l’amour de Dieu peut-il encore avoir un sens ? L’anthropologie islamique nous fournit une réponse à la fois simple et complexe : l’amour de soi et de sa propre perfection n’est autre que l’amour de Dieu. En effet, selon le Coran, Dieu a conféré à l’homme une nature originelle divine (fitrat) le conduisant naturellement à aimer et à rechercher la beauté, la perfection… dont la plus haute et parfaite manifestation n’est autre que Dieu. Toute recherche de perfection, même réalisée par un athée, est en réalité une recherche inconsciente de Dieu. Selon cette vision, tous les gens cherchent Dieu, mais la majorité se trompe d’objet, partant à la quête de l’aimé dans ce monde des plaisirs éphémères. Leur nature ne se satisfaisant ni du matériel, ni de l’imparfait limité, ils sont donc voués à être de permanents insatisfaits, passant d’une passion à l’autre. Sur la base de cette vision de l’homme, aimer un être que l’on a jamais vu devient possible et même inévitable, car cet amour de la perfection illimitée fait partie de la nature même de l’homme.
Le monde comme « signe » et moyen de susciter l’amour de Dieu dans le cœur du croyant
Si l’amour a différents objets, il a également de multiples sources : il peut être suscité par l’imagination, les sentiments, l’intellect… Comme nous l’avons évoqué, selon la vision coranique, l’amour de Dieu et de la foi est inscrit dans la nature la plus intime de l’homme. Néanmoins, cet amour se doit d’être alimenté par une réflexion constante sur les différents aspects de la création, sous peine d’oublier le véritable objet de l’amour et de le reporter vers des choses éphémères de ce monde. Le Coran invite donc constamment le croyant à sortir de son inattention (ghaflat) et à réfléchir aux différents signes (ayât) de l’amour de Dieu présents dans le monde. [13]
L’une des dimensions centrales du Coran est de faire prendre conscience à l’homme que Dieu a créé le monde sur la base de l’amour, et que chacun de ses aspects est une grâce au service de son bien-être matériel et spirituel : « C’est Lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre. » (2:29) ; « C’est Lui qui a créé les cieux et la terre et qui, du ciel, a fait descendre l’eau grâce à laquelle Il a produit des fruits pour vous nourrir. Il a soumis à votre service les vaisseaux qui, par Son ordre, voguent sur la mer. Et Il a soumis à votre service les rivières. » (14:32) ; « C’est Lui qui vous a fait la terre pour lit, et le ciel pour toit ; qui précipite la pluie du ciel et par elle fait surgir toutes sortes de fruits pour vous nourrir » (2:22). Les sourates Le Tout-Miséricordieux (Al-Rahmân) et Les abeilles (Al-nahl) s’emploient ainsi à rappeler certains de ces bienfaits (voir encadré) en insistant sur leur origine divine, afin que l’homme développe un lien d’amour avec cette source de miséricorde infinie. Il apparaît clairement que, contrairement à la majorité des amours terrestres, il n’existe pas ici de contradiction entre amour et raison : bien au contraire, la réflexion permet ici de faire naître un amour basé non pas sur des sentiments éphémères, mais sur le socle solide de l’intellect : « Voilà bien là des preuves pour des gens qui raisonnent. » (16:12).
Les bienfaits de Dieu – selon la sourate Les abeilles (Al-nahl)
« C’est Lui qui, du ciel, a fait descendre de l’eau qui vous sert de boisson et grâce à laquelle poussent des plantes dont vous nourrissez vos troupeaux. D’elle, Il fait pousser pour vous les cultures, les oliviers, les palmiers, les vignes, et aussi toutes sortes de fruits. Voilà bien là une preuve pour des gens qui réfléchissent. Pour vous, Il a assujetti la nuit et le jour, le soleil et la lune. Et à Son ordre sont assujetties les étoiles. Voilà bien là des preuves pour des gens qui raisonnent. Ce qu’Il a créé pour vous sur la terre a des couleurs diverses. Voilà bien là une preuve pour des gens qui se rappellent. Et c’est Lui qui a assujetti la mer afin que vous en mangiez une chair fraîche, et que vous en retiriez des parures que vous portez. Et tu vois les bateaux fendre la mer avec bruit, pour que vous partiez en quête de Sa grâce et afin que vous soyez reconnaissants. Et Il a implanté des montagnes immobiles dans la terre afin qu’elle ne branle pas en vous emportant avec elle de même que des rivières et des sentiers, pour que vous vous guidiez, ainsi que des points de repère. Et au moyen des étoiles [les gens] se guident. Celui qui créé est-il semblable à celui qui ne créé rien ? Ne vous souvenez-vous pas ? Et si vous comptez les bienfaits de Dieu, vous ne saurez pas les dénombrer. Car Dieu est Pardonneur, et Miséricordieux. » (16:10-18)
« Dieu vous a fait de vos maisons une habitation, tout comme Il vous a procuré des maisons faites de peaux de bêtes que vous trouvez légères, le jour où vous vous déplacez et le jour où vous campez. De leur laine, de leur poil et de leur crin [Il vous a procuré] des effets et des objets dont vous jouissez pour un certain délai. Et de ce qu’Il a créé, Dieu vous a procuré des ombres. Et Il vous a procuré des abris dans les montagnes. Et Il vous a procuré des vêtements qui vous protègent de la chaleur, ainsi que des vêtements [cuirasses, armures] qui vous protègent de votre propre violence. C’est ainsi que Dieu parachève sur vous Son bienfait. » (16:80-81) [14]
L’amour du prophète Mohammad et l’amour de Dieu
Chaque aspect de la création pouvant être considéré comme un « pont » entre Dieu et l’homme, Dieu a également fait de Ses prophètes un moyen de L’aimer et de susciter Son amour : « Dis : “Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera alors et vous pardonnera vos péchés. » (3:31). Comment comprendre le fait que l’amour pour Dieu et pour un prophète – ici, le prophète Mohammad – soient deux réalités inséparables ? L’amour pour une personne implique de suivre et de se conformer à ses souhaits. Etant donné que la personne du Prophète est à la fois la manifestation de l’obéissance absolue à Dieu et de Ses perfections, l’aimer et le suivre équivaut à aimer Dieu. [15] La philosophie de l’Imâmat dans le chiisme s’insère dans cette même optique : aimer un Imâm, qui manifeste à l’homme la plus haute réalisation humaine des perfections divines et du sens profond de la religion, signifie en réalité aimer Dieu qui en est la source. Loin d’être de l’idolâtrie ou de l’associationnisme, l’amour voué à un prophète ou à un « saint homme » est le meilleur moyen de se rapprocher de Dieu, à condition de ne pas considérer cette personne comme une réalité indépendante mais comme un signe (ayat) et une manifestation (mazhar) du Créateur.
L’amour et le désaveu : une réalité à double face
Cette notion de Dieu-amour présentée ici ne reprend-elle pas à l’identique celle développée par le christianisme ? Cette question, dont la réponse est négative, nous permet d’aborder la spécificité du concept de l’amour dans l’islam, et par là, ce qui distingue fondamentalement cette religion du christianisme. Dans un premier temps, nous pouvons remarquer que plusieurs versets évoquent ce que Dieu aime, mais aussi ce qu’Il n’aime pas, soulignant ainsi que l’amour n’est pas une réalité tout-englobante et inconditionnée : « Dieu n’aime pas les infidèles » (3:32), « Dieu n’aime pas les injustes » (3:57), « Il n’aime pas les gaspilleurs » (6:141), « Dieu n’aime pas les traîtres » (8:58).
L’une des particularités de l’amour tel que l’envisage l’islam est qu’il a non seulement une dimension positive d’attraction envers l’être aimé, mais également négative de rejet de ce qui s’oppose ouvertement à lui. L’amour au sens vrai s’inscrit donc dans une double dynamique : l’amour de l’aimé et de toute chose qui lui est liée, et le désaveu de ce qui va à son encontre. Tout véritable « amour de » présuppose donc un « non-amour de ». L’importance capitale de cette dimension est résumée dans un verset à propos d’Abraham qui, après s’être efforcé d’inviter par tous les moyens son peuple à n’adorer qu’un Dieu unique, choisi de les désavouer et de s’éloigner d’eux : « Certes, vous avez eu un bel exemple [à suivre] en Abraham et en ceux qui étaient avec lui, quand ils dirent à leur peuple : “Nous vous désavouons, vous et ce que vous adorez en dehors de Dieu. Nous vous renions. » (60:4) Dans le vocabulaire de l’islam, cette dimension est exprimée par les notions de tavalli et de tabarri, désignant respectivement l’amitié envers toute personne aimant Dieu, et de désaveu de toute personne Le rejetant. La fameuse expression lâ ilah illa Allah (« Pas de dieu hormis Dieu ») qui constitue le cœur de la profession de foi musulmane exprime la même idée selon laquelle il faut d’abord rejeter toute adoration de ce qui est autre que Dieu pour pouvoir l’adorer en toute sincérité. Cette conception de l’amour est distillée tout au long du Coran, dans des versets comme « Quiconque mécroit au tâghût [16] et croit en Dieu saisit l’anse la plus solide. » (2:256). Le même message est ici clairement réaffirmé : il faut d’abord rejeter le tâghût, c’est-à-dire l’idole et tout ce qui éloigne de Dieu, pour affirmer une foi véritable et se rapprocher de Lui – tout comme il faut parfois faire le vide de ses préjugés pour réellement comprendre une idée, ou encore laver sa maison de toute impureté pour recevoir un invité important comme il se doit.
En résumé, croire sincèrement en Dieu implique au préalable de désavouer tout ce qui éloigne de Lui. Un simple retour sur soi peut permettre de mieux comprendre cette logique : un amour profond pour une personne peut-il s’accorder avec l’amitié avec ceux qui lui vouent de la haine et souhaitent sa disparition ? Cette idée a largement été reprise par la poésie persane, notamment Hâfez :
ز فکر تفرقه باز آی تا شوی مجموع
به حکم آنکه چو شد اهرمن سروش آمد
Reviens de ta dissipation, tu deviendras recueilli,
Attendu que quand le diable s’en va, l’ange vient [17]
Il faut d’abord chasser l’éparpillement du cœur pour atteindre un état de foi sincère : tant que le diable (ahrimân) ne part pas, l’ange (surûsh) ne pourra venir. [18]
Il faut ici préciser qu’il ne s’agit en aucun cas de rejeter et de faire preuve de haine envers une personne d’une autre confession ou même athée : le principe de base de l’islam reste avant tout le respect mutuel. Le désaveu ne touche que ceux qui s’opposent ouvertement à la religion et la combattent : « Dieu ne vous défend pas d’être bienfaisants et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus pour la religion et ne vous ont pas chassés de vos demeures. Car Dieu aime les équitables. Dieu vous défend seulement de prendre pour alliés ceux qui vous ont combattus pour la religion, chassés de vos demeures et ont aidé à votre expulsion. Et ceux qui les prennent pour alliés sont les injustes. » (60:8-9)
Le concept d’amour en islam est donc bien plus complexe que ce qu’il apparaît en premier lieu : il est une réalité rationnelle régie par certaines règles que l’on ne peut saisir uniquement au travers de simples sentiments, mais seulement à l’issue d’une réflexion sur Dieu et le but profond de la création. Concernant l’amour de l’homme envers Dieu, un croyant qui aime une personne injuste qui corrompt les âmes et les plonge dans l’incroyance, n’a-t-il pas renié Celui qu’il aime ? Concernant l’amour de Dieu envers l’homme, si Dieu aime tous les êtres quoi qu’ils fassent, l’amour a-t-il encore un sens ? L’idée d’un amour inconditionné va à l’encontre du principe de justice divine selon lequel tout être doit être rétribué selon ses propres efforts et actes. Si, par compassion et amour, un professeur donne 20/20 à tous ses élèves, qu’ils aient étudié ou pas, qu’ils aient été présents à l’examen ou pas, la justice et l’amour même ne sont-ils pas vidés de leur contenu ? Si le Dieu de l’islam est avant tout un Dieu de miséricorde, les attributs de colère et de punition sont considérés comme étant indissociables de cette même miséricorde. Un père qui ne donne que des sucreries à son enfant et ne lui dit que des choses agréables l’aime-t-il vraiment ? N’est-ce pas parfois en le punissant et en l’éprouvant qu’il lui manifeste véritablement son amour et lui permet de devenir véritablement « homme » ? Cet équilibre est également le garant de la liberté de l’homme et du sens des actes : si Dieu aime indifféremment les hommes sans condition, que devient le sens de la religion, de leurs actes, de leur vie ?
Dans ce sens, la sourate 55 du Coran, qui est une longue évocation des bienfaits et grâces prodigués par Dieu aux hommes, cite également l’enfer : « Voilà l’enfer que les criminels traitaient de mensonge. Lequel donc des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ? » (55:43 et 45). Une approche sentimentaliste et à l’horizon limité pourra s’en offenser, cependant, si nous nous autorisons un minimum de réflexion et considérons l’ensemble de la création qui doit concilier amour et justice, ou encore miséricorde et équité, le sens en deviendra clair : l’existence du paradis et de l’enfer, comme conséquence de la rétribution des actes selon ce que chacun mérite, est l’un des signes de la dimension sage et juste du système de la création, et donc de l’amour divin. Sans enfer, le paradis n’aurait plus aucun sens ; tout comme si le printemps régnait toute l’année, le concept même de printemps disparaîtrait. La profondeur de l’amour divin ne peut donc être appréhendée au travers d’une vision unidimensionnelle des choses, mais ne peut se comprendre qu’en s’efforçant de prendre en compte l’ensemble des dimensions du système de la création.
Religion, amour et contrainte
Cette vision nous permet de répondre au reproche souvent adressé à l’islam d’être une religion de la « contrainte », chargée d’interdits qui viendraient étouffer la liberté de la personne. Vécu de l’intérieur et sur la base d’une relation d’amour envers un être parfait qui connait parfaitement les besoins de l’homme, ce que l’on qualifie de « contrainte » se transforme en la condition même de la réalisation personnelle. D’un regard extérieur, aimer quelqu’un impose un grand nombre de limitations : être disponible pour la personne, prendre soin d’elle, se conformer à ses souhaits… Néanmoins, pour la personne amoureuse, ces limitations sont la condition même de son propre bonheur. Il en va de même pour ce qui est souvent perçu de façon erronée comme des « contraintes » religieuses : si le croyant a la certitude que son Créateur l’aime et que la loi qu’Il a édictée est la condition de son propre perfectionnement, le fait de prier, de jeûner, de s’abstenir de faire tel ou tel acte sera la condition même de sa liberté. Par conséquent, l’infrastructure même de la shari’at repose sur l’amour, tandis qu’obéir à ses différents aspects est la voie par excellence permettant de parvenir à l’aimé : « Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera » (3:31). [19]
Amour et unicité divine
En orientant non seulement sa pensée, mais aussi l’ensemble de ses actes, son imagination… vers un objet unique, l’amour suscite un processus d’unification en l’homme. En le sevrant de ses dépendances et de tout ce qui n’a pas un rapport direct ou indirect avec l’aimé, l’amour permet à l’homme de concentrer tout son être sur un objectif unique et de sortir de lui-même, de dépasser les frontières étroites de son égo. L’amour, même pour une chose terrestre, peut donc être considéré comme sacré en ce qu’il permet de réaliser cet état intérieur de détachement à l’égard de tout ce qui est autre que Dieu (enqetâ’), et constituer une propédeutique préparant le terrain à l’amour divin. [20] La célèbre histoire de l’amour de Zoleykhâ pour Joseph, ou encore de Majnûn pour Leili constitue des exemples de la frontière souvent ténue entre amour humain et divin, et de ce « passage » de l’un à l’autre permettant de réaliser que le véritable Aimé se trouve en réalité à l’intérieur de l’homme. [21]
Conclusion
Pour conclure, nous nous contenterons de citer un extrait d’un hadith du prophète Mohammad [22] relatant une parole de Dieu (hadith qodsi), dont l’authenticité est acceptée tant par les sunnites que par les chiites, et qui souligne à la fois le haut rang qui peut être atteint par le croyant et l’amour profond qui l’unit à Dieu : « Tout serviteur qui veut se rapprocher de Moi ne se fait pas plus aimer de Moi qu’en accomplissant (seulement) les actes de dévotion obligatoires. Mais de façon certaine, le serviteur suscite Mon amour en accomplissant des actes de dévotion surérogatoires (nâfila), jusqu’à ce que Je l’aime (ahabbahu). Et lorsque Je l’aime, Je deviens l’oreille avec laquelle il entend, l’œil par lequel il voit, la langue avec laquelle il parle, la main avec laquelle il donne et les jambes avec lesquelles il marche. Lorsqu’il Me prie, Je lui réponds, et lorsqu’il Me demande une chose, Je la lui donne… » Ici, le sens de la religion atteint son sommet en ce qu’elle permet d’atteindre le plus haut degré de l’amour, celui d’un amour divin et humain réciproque : lorsque le croyant cherche à se rapprocher de Dieu et à se faire aimer de Lui par ses actes, Dieu l’aime à son tour et se manifeste en lui. C’est cela même que signifie l’humanité et d’être successeur de Dieu sur la terre : « Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges : “Je vais établir sur la terre un successeur”. Ils dirent : “Vas-Tu y désigner un qui y mettra le désordre et répandra le sang, quand nous sommes là à Te sanctifier et à Te glorifier ? ” – Il dit : “En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas…” » (2:30)
Sources :
Seyyed Mohammad-Hossein Tabâtabâ’i, Tafsir al-Mizân, Vol. 1, traduction persane de Seyyed Mohammad Bâqer Moussavi Hamedâni, Daftar-e enteshârât-e eslâmi, Qom, pp. 612-621 ; vol. 3, pp. 246-256 ; vol. 19, pp. 19-22.
Motahari, Mortezâ, Ashenâ’i bâ Qor’ân (Faire connaissance avec le Coran), Vol. 6, p. 63 et pp. 235-239.c
Notes
[1] Chacune des sourates du Coran, sauf la neuvième (sourate Al-Tawba, Le repentir) commence par la formule « Bismillah al-Rahmân al-Rahim » c’est-à-dire « Grâce au nom de Dieu, le Très-Miséricordieux, le Tout-Miséricordieux ». De nombreux hadiths soulignent la relation d’amour et de tendresse du Créateur envers Ses créatures, comme cette parole du prophète Mohammad : « En vérité, le jour où Il a créé les cieux et la terre, Dieu (le Très-Haut) a créé cent miséricordes. Chaque miséricorde est aussi large que la surface entre le ciel et la terre. Il a fait descendre une miséricorde sur terre et c’est elle qui fait que les créatures sont compatissantes et miséricordieuses entre elles, que la mère a de la tendresse envers son enfant, que les oiseaux et les fauves s’abreuvent d’eau, et que les créatures vivent. » (Kanz al-‘Ummâl : 10464/10407/10387).
[2] C’est-à-dire « suivez le prophète Mohammad », et par extension sa religion et les lois qui lui sont révélées.
[3] Ce verset est également très important en ce qu’il souligne que le prophète Mohammad invite les croyants à le suivre afin que Dieu les aime. Il révèle la proximité du Prophète avec Dieu, l’amour pour ce dernier conduisant à l’amour de Dieu.
[4] A propos de la taqwâ, voir l’article « La taqwâ, ou l’esprit de la religion et la piété selon le Coran – d’après le commentaire Al-Mizân de ’Allâmeh Tabâtabâ’i », La Revue de Téhéran, No. 70, septembre 2011.
[5] Ainsi, malgré leur différence, les histoires d’amour se ressemblent dans le désir commun de l’amant d’arriver à l’aimé, et ainsi de répondre à un manque, à un besoin profond de son être.
[6] Cette actualisation peut se réaliser de façon active ou passive. Ainsi, celui qui aime est soit actif face à l’objet de son amour (comme le système digestif vis-à-vis de la nourriture), soit passif (comme l’amour de l’ouïe pour une belle musique, de l’odorat pour tel parfum, etc.)
[7] Si nous étions dépourvus de système digestif et que notre corps n’en ait pas besoin pour se développer, nous n’ « aimerions » pas la nourriture. Cet « amour » que nous attribuons à nous-mêmes en disant « j’aime la nourriture », est en réalité celui de notre système digestif (avec les plaisirs de goût qui y sont associés) qui se doit d’effectuer sa fonction d’alimentation du corps. Il suffit d’être malade pour se rendre compte à quel point cet « amour » n’est pas lié à notre moi profond. Beaucoup d’ « amours » sont ainsi liés à des fonctions physiques et physiologiques, comme c’est également le cas du plaisir sexuel qui nous fait parfois faussement penser que l’on « aime telle personne ».
[8] Dans ce sens, l’amour ne requiert pas forcément l’existence d’une connaissance et d’une conscience de cet amour mais le sens plus général d’attraction existentielle d’une chose vers une autre. Sur cette base, la plante « aime » le soleil selon un sens réel, et non métaphorique.
[9] Etant donné que l’amour d’un être pour ses propres perfections s’étend à l’ensemble des actes et effets qu’il produit, Dieu aime donc Sa création qui n’est que le résultat de Son acte créateur et la manifestation de Ses propres perfections. Néanmoins, comme nous le verrons plus bas, cet amour n’est pas pour autant inconditionné.
[10] Ce verset reproche aux adorateurs d’idoles d’aimer leurs idoles comme on aime Dieu. Cependant, ce n’est pas cet amour en soi qui est l’objet de ce reproche, mais plutôt les conséquences de cet amour qui impliquent de croire que ces idoles ont un pouvoir indépendant de celui de Dieu pouvant les protéger – et donc à les considérer et à les aimer comme un dieu.
[11] De façon générale, ce verset nous dit que l’amour comporte différents degrés et est une réalité susceptible de connaître une plus ou moins grande intensité selon le type d’amour (matériel ou immatériel), notre propre état existentiel… Comme nous l’avons précisé, l’amour est un lien existentiel. Or, sur la base de la philosophie de Mollâ Sadrâ, l’existence constitue la structure même de la réalité et est à la source de toutes les perfections et différents aspects de la réalité. L’existence étant elle-même une réalité modulée (tashkiki) et comportant différents degrés, il en va donc de même pour l’amour qui est l’une de ses manifestations.
[12] En guise de précision, lorsque l’on fait une comparaison entre deux choses en qualifiant l’une de « plus » ou de « moins » par rapport à l’autre, il doit exister une même réalité ou une communauté de concept entre les deux choses : dire qu’une chose est « plus sucrée » par rapport à une autre sous-entend que cette seconde chose est également sucrée et que « être sucrée » doit s’entendre dans le même sens. Il en va de même pour le contenu de ce verset qui parle de choses « plus chères » ou « plus aimées » que l’amour de Dieu, et implique donc que l’amour doit s’entendre dans un sens unique, sinon, aucune comparaison ne serait possible.
[13] Il ne s’agit bien évidemment pas ici d’une incarnation, mais d’une manifestation, d’un lieu d’apparition (mazhar) des différentes perfections de Dieu.
[14] De nombreux autres versets citent ces bienfaits. Nous pouvons également citer ceux-ci, parmi tant d’autres : « Quant à la terre, Il l’a étendue pour les êtres vivants : il s’y trouve des fruits, et aussi les palmiers aux fruits recouverts d’enveloppes, tout comme les grains dans leurs balles, et les plantes aromatiques. Lequel donc des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ? » (55:10-13).
[15] C’est également dans ce sens qu’il faut comprendre ce verset : « Nous n’avons envoyé de Messager que pour qu’il soit obéi, par la permission de Dieu. » (4:64).
[16] Le tâghût vient du mot toghiân évoquant l’idée de se rebeller, de dépasser les limites. Il est parfois considéré comme faisant référence au diable, aux idoles, aux gouverneurs oppresseurs, et, de façon générale, à tout ce qui est adoré en dehors de Dieu et conduit à enfreindre les principes de la religion.
[17] Hâfez, ghazal no. 171, traduction de Charles-Henri de Fouchécour, Le Divân, Hâfez de Chirâz, Verdier, 2006, p. 497.
[18] Nâsir al-Din Tûsi a également interprété dans un sens mystique ce hadith du prophète Mohammad : « Les anges n’entrent pas dans une maison où il y a un chien ou une image de chien » (Jâme’ al-Sa’âdat, Vol. 1, p. 46) dans le sens de : « l’ange de la miséricorde divine n’entre pas dans le cœur de l’homme s’il y existe mille images laides et difformes. »
[19] L’obéissance même à la religion a donc un rôle essentiel dans l’affirmation de la sincérité de l’amour. L’amour lui-même, s’il est véritable, permet de ne rien vouloir d’autre que Dieu et d’agir selon Sa volonté. Il est donc une force permettant d’adorer Dieu non pas en vue d’atteindre un but de ce monde, et même de l’Au-delà, ni pour le Paradis, ni par crainte de l’Enfer, mais seulement pour Lui-même. En d’autres termes, seul l’amour permet véritablement d’atteindre la sincérité dans la religion et l’amour réciproque, ce qui nous fait retourner à ce même verset : « Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera » (3:31). On retrouve la même idée dans le verset : « Dis : “Obéissez à Dieu et au Messager. » (3:32), qui exprime la proximité de Dieu et du Prophète : l’obéissance à l’un signifie l’obéissance à l’Autre. Il en va de même pour les Imâms selon le chiisme. A ce sujet, voir les articles, « Qu’est ce que le chiisme ? » et « Pourquoi a-t-on besoin d’un Imâm ? La philosophie de l’Imâmat selon les croyances chiites », La Revue de Téhéran, No. 72, novembre 2011.
[20] En effet, « le tawhid n’implique pas seulement une connaissance et une reconnaissance de l’existence d’un Dieu unique, mais aussi tout un mode d’être visant à réaliser cette unité en soi« , « La notion de tawhid dans le Coran d’après le commentaire Al-Mizân de ’Allâmeh Tabâtabâ’i (I) », La Revue de Téhéran, No. 64, mars 2011.
[21] L’amour n’est cependant en général pas une voie recommandée ni recommandable, car il peut être tout aussi bénéfique que dangereux : le transfert de l’amour humain à l’amour divin peut ne pas se réaliser, et l’amour terrestre, qui a pour conséquence un affaiblissement de la raison, peut conduire à bien des agissements funestes…
[22] Ce hadith est souvent appelé « Le hadith de la proximité par les actes surérogatoires » (hadith qorb al-nawâfil).