Abstract
Comme le dit si bien un célèbre adage italien (traduttore traditore), la traduction d’un texte en est toujours aussi, peu ou prou, la trahison.
Cette constatation vaut déjà pour des langues aussi apparentées que le français et l’italien.
Comment traduire, par exemple, traduttore traditore en français ? Dira-t-on : « traducteur, traître », pour rester près de l’expression originale? La tournure serait inopportune et l’on serait quasiment sûr de n’être pas bien compris. Fera-t-on une phrase verbale pour être plus explicite ? « Le traducteur est un traître » deviendrait une platitude qui n’aurait plus rien de la force et de l’élégance que confèrent à l’adage italien sa brièveté et l’assonance des mots qui le composent. On préférera donc sans doute dire : « traduction, trahison », formule brève et forte avec une assonance proche de l’original. Oui, mais en mettant l’accent sur l’acte de traduire plutôt que sur son auteur, on ne fait plus qu’énoncer une loi générale concernant la traduction au lieu d’incriminer le traducteur en faisant peser sur lui la plus grave accusation…
Or l’italien et le français sont non seulement deux langues indo européennes, mais deux langues latines fort voisines l’une de l’autre. De quelles trahisons se rendra-t-on dès lors coupable en prétendant traduire un texte énoncé dans une langue qui a aussi peu à voir avec le français que l’arabe ?
Et quel arabe ! La langue du Coran – dont le nom évoque étymologiquement l’idée de «synthèse» – est d’une densité que l’on aura bien du mal à faire passer dans la langue de Voltaire : la précision analytique du français se dérobe devant les ellipses et les raccourcis d’un discours synthétique riche de sens superposés. Et que faire avec les sonorités, les rythmes, les rimes et les assonances d’un texte qui est par excellence al- Qur’ân: «la Récitation»? D’autant plus que toute cette richesse linguistique ne se laisse pas .enfermer dans les règles étroites des canons littéraires, mais apparaît « au gré de la liberté même de l’inspiration divine : rien de moins contraint, jusque dans sa rigueur, que ce jaillissement-là. »
Le fait est patent : le discours coranique ne se laisse réduire ni aux critères de la prose arabe ni aux contraintes de sa poésie. « Entre les deux, écrit Miquel, ou plutôt à part, au-dessus, la langue du Coran, seule de son genre et pour cause, puisque divine. […] Rimée ou assonancée, sans doute, mais librement, de toute la liberté de Dieu […]. Scandée aussi, mais en vertu de sa propre logique, d’une logique d’un autre ordre, transcendante. […] Pas de texte plus souverain, plus libre de toute contrainte, de tout modèle, que celui-là. »
Tout cela n’est que question de forme, dira-t-on ? Certes, mais la forme de l’énoncé n’est-elle pas tout autant choisie et voulue par celui qui l’énonce pour transmettre le(s) sens? Et l’on a vu à l’instant combien tout changement de forme est aussi variation du sens, et par là trahison du propos de l’auteur. Et puis, il y a plus : le sens, quel est-il au juste ?
Dans son entreprise de traduction, le traducteur dispose généralement d’un sens précis, déterminé par l’énoncé qu’il veut traduire, et son art consiste alors à rendre au mieux ce sens en s’efforçant de lui conserver la saveur de l’original. Or, on vient d’évoquer les multiples sens superposés que recèle en son sein l’expression coranique. C’est dire combien la tâche du traducteur s’en trouve alourdie : voilà qu’il ne dispose même plus d’un sens donné mais doit, préalablement à son travail de traduction, faire œuvre d’herméneute, et donc multiplier les risques de trahison.
Cette difficulté, fait remarquer Miquel, « est plus terrible encore, puisque imposée par Dieu: c’est Lui qui, pour le credo de l’Islam, a dicté le Coran au Prophète, Muhammad, par la voix de l’ange Gabriel. Sans doute a-t-il voulu que cette «récitation» (qur’ân) soit limpide, et le texte le dit expressément […]. Mais Dieu reste Dieu et son langage, à son image même, s’offre et se dérobe, retient une part de son imprescriptible mystère, comme pour inviter le croyant, au-delà même du sens obvie, à méditer sur plus de sens encore : rien n’est ici insignifiant, tout, au contraire, est chargé de sens multiples et, avec cela, rien ne révèle, en son essence inconnaissable, la Vérité. D’où le recours au commentaire, à l’exégèse (tafsir) sans laquelle il n’est pas de lecture véritable – aussi près que possible de la Vérité, mais toujours en deçà – et a fortiori de traduction. »
II faut insister sur ce point : le Coran tout entier se veut reproduction à la lettre de la Parole de Dieu. Ainsi, lorsque Dieu ordonne au Prophète de proclamer Son unicité, le texte coranique reproduit telle quelle la parole divine et énonce: «Dis: « Lui, Dieu, est un… » ». Le Prophète ne se contente pas de dire : « Lui, Dieu, est un » ou de rapporter que : « Dieu m’a ordonné de dire : « Lui, Dieu, est un » » ; il répète, et tous les musulmans répètent après lui, fidèlement et mot pour mot, l’énoncé même de la Parole divine : « Dis : « Lui, Dieu, est un » ».
Pas un seul mot, donc, pas une seule lettre du Coran ne sont d’autre que Dieu et l’on comprend alors que toute trahison envers ce texte sera trahison envers Dieu. D’où l’ultime conclusion de Miquel : « Tout cela fait beaucoup pour un seul homme, le malheureux traducteur. Son entreprise, ici plus^ qu’ailleurs, ici comme jamais, ressent et marque ses limites. »
« Décidément, par quelque bout qu’on le prenne, le Coran mérite incontestablement l’épithète sous laquelle le désigne, entre bien d’autres, la tradition musulmane: mu’jiz, qui réduit à l’impuissance, qui désespère au fond toute tentative de s’approcher de ce texte autrement que par sa reproduction littérale, dite ou écrite : la récitation, la copie, la calligraphie ne sont pas autre chose que cet acte de reconnaissance, de soumission et d’adoration. »
Pourquoi une nouvelle traduction
Après une telle entrée en matière, le lecteur est en droit de se demander pourquoi proposer alors une nouvelle traduction du Coran. Plusieurs éléments, en fait, se sont trouvés concorder pour amener les signataires de ces lignes à assumer les risques d’un tel projet.
La raison principale vient d’ailleurs de la Parole de Dieu elle-même. Dans la sourate 54 (dite al-qamar), à quelques versets d’intervalle, Dieu répète à quatre reprises (versets 17, 22, 32 et 40) :
« Et certes Nous savons fait le Coran aisé pour que l’on se rappelle : y’aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? »
Cette idée de « rappel » est fondamentale dans le Coran, où elle est représentée au moins par quelque 280 termes dérivés de la racine dkr. Le Coran ne prétend pas révéler au monde des secrets cachés depuis l’aube des temps et encore moins doter l’humanité de mystères insondables : il a pour objectif de rappeler l’homme à lui-même et aux vérités essentielles et éternelles qu’il ne cesse d’oublier, oubliant par la même occasion tout ce qui le fait homme :
« Ne soyer pas comme ceux qui ont oublié Dieu de sorte qu’Il les fit eux-mêmes s’oublier »
Le Coran est ainsi, avant tout, un « rappel » : il appelle à se ressouvenir de Dieu et à se ressaisir en reprenant conscience de la nature essentielle de l’être humain. C’est ensuite, à partir de cette première prise de conscience de soi-même en tant qu’homme et en tant que serviteur de Dieu, que le Coran guide l’homme dans la voie du ressouvenir, vers une connaissance toujours plus approfondie de soi-même et de Dieu7.
Or, ce « rappel » ne s’adresse pas qu’aux arabes ou aux arabisants. Le destinataire du message coranique est explicitement désigné à maintes reprises : il s’agit de l’humanité dans son ensemble, les « gens », an-nâs, sans discrimination d’aucune sorte8. Dieu n’est pas le Seigneur d’un peuple ou d’une caste, II est le « Seigneur des hommes », Rabbu n-nâs, et c’est aux hommes, à tous les hommes, qu’il adresse Son ultime Message9. Mais l’homme peut-il se sentir concerné par un texte auquel il ne comprend rien ? Où devrait-on attendre de l’humanité qu’elle se fasse arabisante pour entendre le Message divin ?
Certes, la méditation approfondie du Coran ne peut passer que par la langue arabe, puisque c’est dans cette langue que Dieu S’est exprimé et que l’on ne saurait toucher à cette expression sans la dénaturer : toute traduction du Coran n’est plus Parole de Dieu, mais seulement parole humaine essayant de refléter quelque éclat de la Parole divine. Mais avant d’en arriver au stade de l’approfondissement, il faut bien d’abord avoir entendu l’« appel » et y avoir répondu. Or cet « appel », qui doit interpeller l’homme et susciter en lui l’éveil, ne peut être entendu par chacun que dans une langue qui est sienne. Le devoir de « transmission » du Message est donc aussi, au moins dans une certaine mesure, devoir de « traduction », car on ne peut transmettre à quelqu’un que dans une langue qu’il comprend, faute de quoi on n’aurait rien transmis10.
On pourrait alors se dire qu’avec la vingtaine de traductions du Coran en français, le Message a sans doute largement eu l’occasion d’être transmis et qu’il n’est nul besoin de refaire un tel travail. Et pourtant…
Les traductions du Coran en français
L’histoire des traductions du Coran en français » – et plus largement en langues européennes12 – reflète bien souvent l’évolution des tendances de l’orientalisme, faisant son apparition au 17e siècle, se dégageant peu à peu des préjugés religieux contre l’islam hérités du Moyen Age, mais pour souvent tomber dans d’autre préventions à l’égard du fait religieux, humanistes d’abord, positivistes ensuite, avant de se teinter de pensée coloniale, pour aboutir finalement à une lente et inégale décolonisation des esprits, qui n’ira pas toujours sans peine.
Par ailleurs, la colonisation eut aussi pour effet de produire des générations de musulmans formés à l’école de leurs colonisateurs, et parfois même à celle de l’orientalisme. Peu à peu, la participation de ces musulmans au concert des traductions du Coran se fera de plus en plus importante. Une dernière étape, enfin, verra au vingtième siècle l’apparition de musulmans originaires de France ou de pays d’Europe autres que les régions balkaniques où l’islam vivait déjà depuis longtemps. Eux aussi entendront joindre leur voix à cette partition.
La première traduction complète du Coran en français fut, en 1647, l’œuvre du sieur André du Reyer, lequel connaissait aussi, à côte de l’arabe, le persan et surtout le turc. Bien qu’elle ne soit pas vraiment dégagée des préjugés qui régnaient encore à l’époque, elle constitue déjà un progrès remarquable par rapport aux traductions latines médiévales, dont le but avoué était de servir la propagande de l’Eglise contre l’islam. Cette traduction eut un succès considérable, fut elle-même traduite en anglais en 1648-49, en hollandais en 1658, en allemand en 1688 et enfin en russe en 1716, et connut vingt-quatre rééditions jusqu’en 1785.
En 1783, cent cinquante ans après la traduction de Du Reyer, Claude Savary proposa une nouvelle traduction française. Ce dernier était fortement imprégné des idées de Voltaire qui, on le sait, avait souvent pris le parti de l’islam contre le christianisme, à tout le moins dans sa version ecclésiastique. De ce fait, la traduction de Savary ne souffre pas des défauts qui déparaient celle de son prédécesseur, mais elle ne s’en permet pas moins bien des libertés avec le texte. Elle connut elle aussi un franc succès et fut rééditée dix-neuf fois jusqu’en 1970.
Le 19e siècle restera, pour ce qui est des traductions du Coran en français, le siècle de Kazimirski, aristocrate polonais de culture française, qui était excellent iranisant et arabisant – on lui doit d’ailleurs un dictionnaire arabe français qui fait toujours référence. Sa traduction, parue en 1840, éclipsera vite les précédentes, sera rééditée plus de trente fois et continue toujours de l’être. La langue en est élégante, la lecture relativement aisée, mais ce ne sera pas lui faire injustice d’ajouter qu’elle sacrifie bien trop souvent le sens et la fidélité au texte à l’expression littéraire. « Elle constitue donc, admet Blachère, une honorable vulgarisation du texte coranique, destinée à un lecteur peu exigeant. Il est regrettable, néanmoins, que l’orientalisme français s’en soit contenté durant trois quarts de siècle alors que des progrès considérables étaient réalisés en Angleterre […], en Allemagne […], en Italie […], dans l’Inde [… et] en pays nordique enfin […]. »
La première moitié du vingtième siècle voit successivement paraître trois traductions du Coran en langue française.
La première est celle d’Edouard Montet, ancien recteur de l’université de Genève, parue en 1929 en deux volumes avec, pour la première fois, une introduction et des notes liminaires en tête de chaque chapitre.
La seconde traduction, faite par Laïmèche et Bendaoud et publiée en 1931 à Oran (Algérie), représente le premier effort sérieux de musulmans pour proposer une traduction française du Livre saint de l’islam16.
La troisième, enfin, publiée à Rabat en 1936, est le fruit de la collaboration d’un français, Pesle, et d’un musulman, Tidjani. Ces traductions n’arriveront pourtant pas à supplanter celle de Kazimirski.
Comme le fait remarquer Régis Blachère, « quand on compare l »‘exquise infidèle » de Du Reyer ou de Savary aux toutes dernières translations françaises, on perçoit avec évidence les progrès auxquels ont conduit trois siècles d’orientalisme. Toutefois, depuis Savary, chaque traducteur, chez nous, donne l’impression de se borner à retoucher, améliorer, compléter dans le détail le travail de son prédécesseur français. Trop souvent nos traductions ne font pas état des contributions fournies par la philologie étrangère », entendons par les travaux des écoles orientalistes anglaises et surtout allemandes sur le Coran.
La traduction De Blachère
Ce sera le rôle de Blachère, précisément, de prendre ces travaux en. compte et de produire, en 1949-1951 puis en 1957, deux versions successives19 d’une véritable traduction de philologue – n’oublions pas que cet arabisant de premier plan fut aussi l’auteur, en collaboration avec M. Gaudefroy-Demombynes, d’une excellente Grammaire de l’arabe classique -, traduction qui fera d’ailleurs école, influençant bien des traductions postérieures. Mais la philologie n’est pas tout, surtout lorsqu’il est question d’une œuvre qui est aussi miraculeusement riche de sens que belle dans sa forme. Le travail de Blachère pèche donc souvent par sa sécheresse et par des traductions bien trop littérales pour être littéraires.
Plus grave encore est le fait de ne pas prendre en compte ce que les musulmans ont compris du Coran. Certes, la philologie est un instrument de grande utilité pour faire de l’archéologie des textes, mais il ne faudrait pas pour autant oublier que le but de la traduction est de présenter au lecteur un monument littéraire tel qu’il est pour ceux qui le lisent et qui le vivent, pas tel qu’il aurait pu être ou tel qu’il devrait être, le tout selon des hypothèses et des reconstructions qui, loin d’être toutes solides, relèvent souvent plus de la conjecture et de l’imagination que de la réalité, fut elle qualifiée de « scientifique ».
Il n’est bien sûr pas question de remettre en cause l’intérêt des recherches philologiques, historiques ou autres, autour du texte coranique et de son élaboration, bien au contraire ; les musulmans ont d’ailleurs eux-mêmes produit une littérature considérable en ces domaines. Mais le traducteur qui veut présenter une œuvre à des lecteurs qui ne peuvent la lire dans son texte original a un autre rôle. Quand bien même sa traduction ne porterait que sur une œuvre littéraire, c’est bien l’état achevé de cette œuvre qu’on lui demande de présenter, et non pas de s’évertuer à refléter l’historique des brouillons et esquisses successives qui auraient donné naissance à l’œuvre. Il en va donc à plus forte raison de même pour un texte sacré, un texte reçu « tel quel » par toute une communauté spirituelle.
Ce que le traducteur se doit de donner à lire, c’est le Coran connu, lu et vécu par les musulmans, et non pas le Coran vu par tel chercheur ou par quiconque d’autre. En effet, si l’on fait abstraction des cœurs et des esprits en lesquels le Coran vit, et pour qui il est Livre de Vie, il ne reste plus de lui qu’un texte muet, au même titre que les textes sacrés des grandes civilisations disparues. Que l’on essaie, pour ces dernières, de se mettre dans la peau des disparus pour tenter de comprendre comment ils recevaient leurs textes sacrés est une chose : même si le résultat est bien aléatoire, il n’existe pas d’autre voie. Mais pourquoi donc vouloir agir de même pour un texte qui est vécu par un milliard de musulmans et dont la méditation a donné le jour à d’innombrables commentaires. Bien plus : un Livre qui a été et qui continue d’être la source, l’axe et la finalité de toute la pensée, de toute la créativité et de toutes les sciences arabo-islamiques, de la lexicographie à la gnose, en passant par la grammaire, la rhétorique, la calligraphie, le droit, la philosophie et bien d’autres arts et savoirs encore20.
Ainsi, la traduction de Blachère est souvent un modèle de rigueur grammaticale et philologique qui tranche radicalement sur le flou artistique des précédentes. Elle est par ailleurs celle qui a introduit l’usage des crochets pour signaler des ajouts du traducteur. Mais elle est aussi parsemée d’erreurs grammaticales étonnantes de la part d’un grammairien de cet ordre et de tels contresens qu’elle constitue sur bien des points un recul par rapport à la traduction de Kazimirski21. Ce n’est là qu’une des conséquences du fait de ne pas vouloir consulter les commentaires coraniques et autres ouvrages de savants musulmans, qui comportent bien des remarques importantes concernant l’analyse grammaticale des versets (/‘ràb). Elle présente donc tout autant que les précédentes le problème essentiel de la plupart des traductions du Coran : celui d’être seulement le reflet de ce que le traducteur a voulu y voir et non de ce qu’y lisent les musulmans, d’être donc le Coran du traducteur plus que celui des musulmans22. Enfin, la sécheresse de cette traduction beaucoup trop littérale fait qu’elle reste quasiment illisible pour le grand public et n’offre de réel profit qu’à un lecteur qui, arabisant lui-même, se plaît à y rechercher les rapports au texte original.
Après Blachère
La traduction de Blachère constitue en quelque sorte un tournant dans l’histoire des traductions du Coran en français. D’une part, elle a établi la nécessité de la rigueur philologique : bien étudier le lexique, analyser les structures grammaticales et surtout 5 ‘en tenir rigoureusement à ce que dit le texte, sans broder autour et en s’astreignant à signaler tout élément ajouté. D’autre part, elle a montré les limites d’une démarche purement philologique qui voudrait faire abstraction de la masse d’informations qu’offre l’immense littérature exégétique ou para exégétique produite au cours des siècles par les musulmans.
Bien des traductions, par la suite, seront des tentatives de conserver les points positifs de la démarche de Blachère en essayant d’en corriger les défauts. Ainsi paraît en 1959 la traduction d’un musulman indien vivant alors en France, le Professeur Muhammad Hamidullah23. Tout en faisant preuve de la même rigueur philologique, ce dernier voulait à juste titre rendre pleinement son droit à l’apport de la tradition musulmane. Malheureusement, en raison de la médiocrité de sa connaissance du français, sa traduction, plus correcte au niveau du sens, sera encore plus littérale et illisible que celle de son prédécesseur. Elle jouira néanmoins d’un prestige inégalé parmi les musulmans francophones, essentiellement en raison de l’aura de vertu et de piété attachée à la personne de ce vénérable professeur.
D’autres ne s’intéresseront pas vraiment plus que Blachère à la tradition musulmane, mais voudront échapper à la sécheresse de la traduction littérale. Denise Masson proposera une traduction en 1967, suivie par le poète Jean Gros Jean en 1972 et finalement par le prolixe polygraphe de la traduction qu’est René Khawam, en 1990. Malheureusement, si ces traductions sont agréables à lire au niveau du français, elles ne font qu’être de plus en plus infidèles au texte original, dans un mouvement inverse de celui des premières traductions.
Les musulmans essaieront de leur côté de présenter des traductions plus agréables que celles de Muhammad Hamidullah. C’est ainsi que parut la traduction du poète et écrivain marocain Si Ahmad Boudib24, suivie en 1972 (la même année que la traduction de Jean Gros Jean) par celle de Si Hamza Boubacar, alors recteur de l’Institut musulman de la mosquée de Paris.
Cette dernière traduction en deux gros volumes doit son importance au fait qu’elle est accompagnée, en regard, de nombreux commentaires et remarques élaborés à partir des principaux ouvrages de la tradition musulmane, d’ailleurs choisis de manière relativement éclectique et non sectaire. Cependant, pour diverses raisons extérieures à l’œuvre même, cette traduction ne reçut pas un très bon accueil dans bien des milieux musulmans francophones. Par ailleurs, son volume et son prix ne favorisant pas la vente, une seconde édition parut qui ne comportait que le texte original arabe et la traduction, sans les commentaires et remarques qui conféraient toute sa valeur à ce travail érudit.
En 1983 commença la prestigieuse publication par Pierre Godé d’une traduction du commentaire coranique de Tabari (m. en 310/923). Ce travail, également œuvre d’un musulman – mais français d’origine cette fois -, devrait au bout du compte donner le jour aune bonne dizaine de volumes. Malheureusement, si l’œuvre est bien plus vaste et détaillée que celle de Boubacar, la traduction du Coran qu’elle inclut est incomparablement plus limitée que la précédente, puisqu’elle ne s’appuie que sur le tafsir de Tabari. Ce commentaire est certes fondateur et auréolé de tout te prestige que l’ancienneté confère, mais le propos de son auteur fut surtout de rassembler des informations et il ne fit donc pas toujours le tri qui s’imposait dans la masse qu’il recueillait, se faisant ainsi l’écho de bien des récits qui ne résisteront pas ensuite à un examen plus poussé.
Après Boubacar, trois autres traducteurs arabes proposèrent aussi leurs versions: ce fut d’abord Noureddin Ben Mahmoud, en 1976, très influencé par la traduction de Kazimirski ; puis vint Sadoc Mazigh, membre de l’Académie de Tunisie, en 1980; enfin, Salah ed-dine Kechrid, en 198125. Bien que la traduction de Mazigh soit sans doute la plus novatrice et la plus intéressante des trois, celle de Kechrid connût un meilleur accueil dans les milieux musulmans francophones où certains y virent enfin une alternative à la traduction de Hamidullah.
C’est aussi une telle alternative que voudrait être la traduction publiée depuis 1990 en Arabie, traduction qui se présente explicitement comme un remaniement de celle de Hamidullah par une équipe de correcteurs : il est vrai que dans cette version, la traduction de ce vénérable professeur devient quelque peu plus lisible, mais il faut bien admettre tout de même qu’on est encore bien loin d’une véritable réussite.
L’année 1990 vit par ailleurs la parution de la traduction de Jacques Berque, fruit de longues années de travail de ce grand arabisant. Elle a le bonheur d’associer la rigueur de Blachère à un style bien plus littéraire, tout en étant ouverte aux apports de la tradition islamique. Néanmoins, tantôt la volonté d’être fidèle au texte et tantôt celle de faire plus littéraire amènent souvent Berque à opter pour des traductions bizarres et incongrues ou à proposer plus de néologismes qu’il n’en serait vraiment besoin.
La dernière en date des traductions – la plus inacceptable aussi – ne manque pas non plus d’originalités qui appellent bien des critiques. Il s’agit de celle proposée par André Choura qui, ancien maire de Jérusalem, qui s’était déjà fait remarquer par ses traductions de l’Ancien et du Nouveau testament, et dont la traduction du Coran fit encore plus de bruit lorsqu’elle parut en 1990. Le principal reproche qu’on puisse lui faire – mais il en est bien d’autres – est sans doute d’être incompréhensible, à moins que ce caractère abscons ne soit aux yeux de son auteur une grande qualité ?
D’abord, nombre de termes qui pouvaient fort bien être traduits se retrouvent ici purement et simplement transcrits (tel le mot Rabb, par exemple, que tous les autres traducteurs traduisent sans trahir par « seigneur » ou par « maître »). Mais surtout, le traducteur propose pour bien des mots des traductions dont le sens est loin d’être parlant : ainsi Rahman et Rahïm, que Chouraqui a choisi de rendre par « matriciant » et « matriciel », termes qui, fait justement remarquer Cheikh-Moussa, relèvent plus du «jargon psy » d’épigones de Lacan que du Coran ; ou encore l’expression ahl al-kitâb, que tous les traducteurs traduisent par « gens du Livre » ou encore « de l’Ecriture », mais que Chouraqui rend bizarrement par « Tentes de l’Ecrit »). Tout cela en raison du parti pris de vouloir toujours ramener les termes arabes au sens des racines hébraïques qui leur correspondent étymologiquement. Or, à moins d’en faire un principe idéologique et de vouloir absolument réduire le Coran à n’être qu’une excroissance ou un succédané de la Torah29, il est parfaitement clair qu’une telle démarche n’a pas le moindre fondement scientifique.
Tout français qui a étudié l’anglais connaît bien le problème de ces « faux amis », qui se ressemblent dans la forme, dérivent même effectivement d’une origine commune, mais ont pris de part et d’autre des sens distincts qui vont parfois jusqu’à être radicalement différents. Que des racines venant du patrimoine sémitique commun à l’hébreu et à l’arabe aient donc pu prendre dans ces deux langues des significations différentes est une évidence indéniable. Dès lors, aussi longtemps que le sens d’un mot ou d’une racine de l’une de ces deux langues est clairement établi pour les locuteurs de cette langue, il n’y a aucune raison de faire appel aux sens que peut avoir une racine apparentée de l’autre langue. Quant à l’histoire des transferts de termes d’une langue sémitique à une autre ou des dérivations variées à partir d’un fond commun, elle relève de la linguistique et non de la traduction, sauf éventuellement pour de rares mots dont le sens ne paraît pas suffisamment déterminé et que l’on peut alors préciser en recourant à la linguistique comparée.
Dans l’attente d’une traduction
Bref, force est d’en arriver, après ce tour d’horizon des traductions françaises du Coran, à la conclusion par laquelle Cheikh Moussa termine sa critique de cette version « hébraïsée » : « Le lecteur français devra donc attendre, pour accéder au Livre des Musulmans, qu’une équipe de chercheurs accepte de se lancer dans une entreprise aussi vaste et qui excède les compétences d’un seul individu. »
Autant dire que le lecteur français ou francophone n’aura jamais cette traduction. En effet, en tenant compte des réalités du monde musulman comme du monde de l’orientalisme, on est fondé à douter qu’un centre de recherche, à supposer déjà qu’il ait la volonté de réaliser un tel projet, puisse avoir les moyens de réunir l’ensemble des chercheurs compétents nécessaires à une telle entreprise. Qui plus est, Cheikh Moussa met ajuste titre la barre encore plus haut en ajoutant que « ce travail ne pourra d’ailleurs être accompli que si un plus grand nombre de monographies consacrées aux différents aspects du texte coranique voit le jour. Il devra aussi être précédé par une analyse très fouillée des problèmes que pose la traduction de tout texte prétendant à la sacralité et qui se trouve, dès lors, comme enfoui sous la masse des commentaires, des interprétations et des lectures politico- religieuses auxquels il a donné naissance. »
Que faire alors devant l’irréalisme d’un projet dont la pleine réalisation dépend pourtant bien, à des degrés divers, de la concrétisation des conditions qui viennent d’être évoqués ? Abandonner l’espoir d’avoir un jour une telle traduction ? S’en remettre à la providence et attendre ? C’est ici qu’intervient l’idée qui a donné naissance à la présente publication.
Projet pour la traduction du Coran
Comme les espoirs insensés produisent à peu près autant de résultat que le plus noir désespoir, le meilleur moyen d’avancer vers la réalisation d’un projet est de ne se laisser aller ni à l’un ni aux autres et de faire sans attendre ce qui peut être fait avec les moyens du bord. D’ailleurs, tout bien considéré, ces moyens ne sont pas aussi inexistants qu’on pourrait le supposer de prime abord : il y a maintenant dans bien des pays musulmans – Arabie, Egypte, Iran, Turquie, etc. – des centres consacrés à l’étude du Coran, voire à sa traduction ; il existe de plus aujourd’hui plusieurs revues spécialisées en arabe, en persan, en anglais et en d’autres langues encore, qui traitent des questions coraniques et, pour certaines, de la traduction du Coran ; dans les revues orientalistes également, les articles du genre de ceux auxquels il a été fait référence dans cette introduction montrent bien l’intérêt que rencontrent ces questions dans ces milieux.
Bien sûr, comme on l’a dit, les conditions actuelles ne permettent pas pour le moment une collaboration effective entre ces différents centres, mais le traducteur chercheur peut bien, lui, profiter de toutes les expériences que ces centres et ces publications voudront bien mettre à sa disposition. A lui, ensuite, d’en user au mieux. A lui aussi de multiplier les occasions de discussion et de collaboration avec d’autres chercheurs et traducteurs, ici et là, en n’oubliant pas de mettre à profit les possibilités de communication que lui offre Internet. Et qui sait si, peu à peu, ne se développeront pas, autour du Coran et de sa traduction, des sites qui permettront d’avancer encore, pas à pas et pierre par pierre, vers un résultat meilleur…
A ce propos, il est un point qui doit tout particulièrement retenir l’attention, parce que c’est en fonction de ce point que l’on pourra oui ou non réellement avancé.
Des études accompagnant la traduction
Ce qui a empêché jusqu’à présent que l’on tire véritablement profit de l’expérience de chaque traducteur du Coran, c’est le fait qu’aucun d’eux – sauf quelques exceptions partielles sur lesquelles on reviendra ci-après – ne nous a jamais donné les moyens de le faire. Aucun, en effet, ne nous a jamais rien dit de sa démarche: les divers sens qu’il a envisagés pour tel mot, telle expression ou tel verset ; les raisons pour lesquelles il a finalement retenu l’un de ces sens ; les raisons, enfin, qui l’ont amené à traduire de telle manière plutôt que de telle autre… Bref, nous n’avons à disposition qu’un résultat final sans rien savoir du cheminement que le traducteur herméneute a suivi pour y parvenir. De ce fait, chaque traducteur se voit contraint de refaire pour lui-même un pareil cheminement, sans profiter en rien de l’expérience de ses prédécesseurs.
On dira qu’il peut au moins profiter de ce résultat final, mais en réalité cela s’avérera pour lui un handicap plutôt qu’une aide. En effet, le fait pour un traducteur de se référer à des traductions antérieures d’un texte avant de s’être lui-même déterminé pour un sens précis de ce texte et pour une traduction de ce sens ne peut que l’influencer consciemment ou inconsciemment et faire que son travail sera plus une révision de la traduction précédente qu’une nouvelle approche de l’œuvre. Par principe, pour préserver l’originalité de son approche, le traducteur ne devrait se référer aux autres traductions d’un passage qu’après avoir élaboré la sienne, car alors il pourra véritablement et en toute indépendance comparer le fruit de sa démarche avec le résultat auquel d’autres sont parvenus et, le cas échéant, corriger, améliorer et peaufiner sa traduction en fonction de ces comparaisons.
Il n’en va pas de même des recherches et des réflexions qui ont conduit un traducteur à se décider pour un sens et pour une traduction. Se référer à ces études et recherches ne sera pas, pour un traducteur postérieur, cause d’une influence inconsciente, mais au contraire une source parmi d’autres de sa propre recherche et de sa réflexion. C’est là qu’il trouvera des références à des commentaires coraniques qu’il n’a pu consulter, à des points de grammaire, de rhétorique ou de lexicographie qui ont pu lui échapper, des argumentations justifiant le choix de tel sens ou de telle traduction et qui pourront alors soit le convaincre soit appeler de sa part une argumentation contraire. Car le but est bien là: peu à peu, les références s’ajoutant aux références, les réflexions aux réflexions et les arguments aux arguments, une véritable banque de données concernant tel terme ou expression coranique, tel passage ou tel verset, pourra être constitué, offrant ainsi un outil de travail et des critères de plus en plus complets et efficaces pour donner du Livre de Dieu l’image la plus fidèle possible.
Une telle démarche ne fut malheureusement jusqu’à présent qu’exceptionnelle et partielle. On peut citer le cas de l’allemand Rudi Paret, qui nous a laissé une des meilleures traductions du Coran dans une langue européenne, accompagnée d’un précieux volume de commentaires et concordances33. Mais Paret ne nous livre des éléments de réflexion que pour certains points qui posent problème, ce qui est déjà beaucoup certes ; il ne fait pas l’exposé systématique de sa démarche de traducteur.
Seul André Miquel, semble-t-il, a fait jusqu’à présent cet effort dans sa traduction de la sourate dite al- Wâqi ‘au, accompagnant la traduction de ces 96 versets de plus de 350 pages exposant « chemin faisant, comment on a tenté de faire face, sans les résoudre jusqu’au bout » aux difficultés qui se posaient35. Et Miquel de conclure: «Le chemin suivi fut riche, long… et dérisoire au regard du corpus : 96 versets sur un total de 6200. Où mènerait une tentative complète, en combien de temps, et toute une vie y suffirait- elle ? »
Peu importe. C’est bien cette voie qu’il faut suivre, car elle seule peut conduire vers un résultat meilleur, et si une vie n’y suffit pas, d’autres se présenteront bien, si Dieu veut, pour prendre le relais et poursuivre la tâche.
Qui plus est, ces études et réflexions profitent d’abord au traducteur lui- même, car ce sont elles qui garantissent la rigueur et le sérieux de son travail et l’empêchent de se laisser aller aux facilités du flou artistique. Voilà que le traducteur s’astreint, quand il fait œuvre d’herméneute aussi bien que lorsqu’il traduit, à justifier tout ce qu’il fait, et donc à le faire en toute conscience et en pleine connaissance de cause, et non pas seulement en suivant des intuitions ou des penchants.
Le lecteur, ensuite, profite de ces études, même s’il ne songe pas à se faire lui-même traducteur. C’est en effet là qu’il trouvera les autres sens possibles, non retenus pour la traduction. C’est là qu’il trouvera les renvois aux autres versets de même sens, ainsi que des commentaires sur certains points qui appellent des éclaircissements. C’est là enfin qu’il trouvera les fondements et références de la traduction qu’il lit, pouvant ainsi lui-même revoir les choix ou tout au moins savoir de quoi il en relève et à quoi s’en tenir.
Garde-fou pour le traducteur, gage de la solidité de l’œuvre, base de développements futurs, guide aussi pour le lecteur, point de repère et source d’élargissements, de telles études devraient s’imposer comme le complément indispensable des traductions à venir, quitte à être publiées dans des volumes à part pour ne pas encombrer le lecteur qui voudrait s’en passer. Ce sont elles, en tout cas, qui constituent l’armature et l’une des principales spécificités du présent travail.
Spécificités de la présente traduction
Trois préoccupations ont constamment accompagné la réalisation de ce travail : le souci de rigueur, le souci didactique et le souci des dévelop pements futurs. Ces préoccupations sont avant tout la raison d’être de l’appareil scientifique et didactique qui accompagne cette traduction et dont les diverses composantes vont être détaillées maintenant36. On verra ensuite que ces préoccupations ont également conféré certaines spécificités à la traduction elle-même, tant au niveau de l’établissement du sens que de sa restitution.
L’appareil scientifique et didactique
Les quatre composantes de cet appareil – les études et concordances, la traduction mot à mot et les deux lexiques – seront pour le moment publiées avec la traduction : pour une seule sourate, la division en plusieurs cahiers aurait posé des problèmes de diffusion. La publication continuera sans doute selon ce modèle pour chaque étape de cette traduction, par sourate, d’abord, puis, pour les plus courtes, par groupe de sourates. L’idée est en effet de ne pas attendre la fin de ce travail pour le livrer au public sous une forme qui se voudrait achevée. Au contraire, en le publiant ainsi au fur et à mesure de sa réalisation, on espère que tous ceux qui pourraient contribuer à son amélioration offrent leurs remarques, le fruit de leurs recherches et de leurs réflexions, afin de pouvoir en profiter aussi bien pour la suite du travail que pour les éditions futures. Ce n’est qu’au bout du compte que chacune de ces composantes pourrait donner lieu à une publication indépendante : un volume de traduction, plusieurs de traduction mot à mot, deux volumes de lexique (probablement complétés alors par un troisième, ordonné selon les racines arabes) et enfin plusieurs volumes d’études et concordances.
Les études et concordances
Ces études et concordances constituent, on l’a dit, l’armature de tout l’appareil scientifique et didactique de ce travail. On y trouve essentiel lement, pour tout verset qui l’exige, quatre éléments :
Des concordances, qui ouvrent chacune de ces études. Ces concordances signalent, pour chaque verset ou partie de verset :
1. les autres passages coraniques de même forme ou de forme
approchante ;
2. les passages ayant un sens proche sans parenté de forme (signalés
entre parenthèses à la suite des précédents) ;
3. éventuellement les versets portant sur un même thème, quelle qu’en
soit la formulation et le sens. Il est en ce cas signalé que les renvois
concernent le thème.
Ces concordances doivent énormément à celles de Rudi Paret. En fait, elles les reprennent après vérification, abandonnant parfois certains renvois qui ne paraissent pas vraiment s’imposer, ajoutant d’autre fois, rares il est vrai, des références qui avaient échappé à la minutie du grand orientaliste allemand.
Bien qu’il ne s’agisse pas là d’un véritable dictionnaire thématique du Coran, qui reste encore à faire, ces renvois permettent à qui le souhaite de retrouver aisément les versets qui expriment une même idée à partir de l’un d’eux. Ils ont aussi une immense utilité pour le traducteur et ses critiques : d’abord pour rapprocher des versets susceptibles de s’éclairer mutuellement, permettant ainsi de mieux en établir le sens ; ensuite, pour bien vérifier que des expressions qui se retrouvent sous une forme inchangée ou avec des variantes minimes sont bien traduites de manière identiques ou avec aussi peu de variations.
Viennent alors des études en vue de l’établissement du sens : c’est là que sont présentés et discutés les sens proposés, pour chaque verset ou partie de verset, par les sources traditionnelles comme par les études modernes – on’ dira plus loin les sources utilisées et la méthode suivie pour l’établissement de ce sens. On trouvera donc là, suivant les cas, des références à des hadiths prophétiques et à des propos des grands commentateurs, des études de grammaire, des remarques lexicographiques et philologiques, des questions de rhétorique, etc. Par souci de rigueur, on a reproduit tels quels les textes arabes qui servaient d’arguments, car les traduire en fonction des sens que l’on prétendait en tirer revenait à intégrer les résultats au sein même du raisonnement38, et donc à complètement fausser la démonstration. Cela sera bien sûr gênant pour le lecteur non arabisant, et l’on a autant que possible essayé d’équilibrer les choses par des traductions, mais il n’en reste pas moins que, par nature, ces études exigent souvent une bonne connaissance de l’arabe pour que l’on puisse pleinement en tirer profit. Le spécialiste jugera donc de l’argumentation, l’étudiant profitera de la dimension didactique et les autres trouveront au moins les sens qui n’ont pas été retenus pour la traduction ainsi que les raisons des choix faits.
Ces études sont souvent complétées par des remarques portant sur la restitution du sens retenu : adéquation ou inadéquation de certains termes à rendre certaines idées, formation de néologismes (aussi peu que possible), justifications des tournures employées, bref toute remarque que la traduction paraissait exiger.
On trouvera enfin, le cas échéant, des remarques complémentaires relevant du commentaire et visant à lever certaines ambiguïtés et à expliciter des sens qui, semblait-il, n’apparaîtraient pas clairement au lecteur. Chaque fois que ces explications paraissaient indispensables à une juste compréhension du texte, l’essentiel en a été repris dans des notes de bas de page accompagnant la traduction.
On ne trouvera par contre pas dans ces études de développements exégétiques (tafsir, ta ‘wïl) : ils relèvent d’une démarche autre que celle du traducteur. Les « commentaires » ne dépasseront donc normalement pas le niveau de P« explicitation du sens » (tabyïri). On verra plus loin que ce principe a permis de recourir à une plus grande variété de sources, puisque l’on n’en retient que ce qui touche à l’établissement du sens même, et non les exégèses qui cherchent à tirer de ce sens des implications juridiques, théologiques, historiques ou autres faisant l’objet de divergences entre les diverses composantes de la communauté musulmane. Les rares cas où l’on s’est permis d’apporter des précisions relevant plus ou moins de l’exégèse sont donc en principe des cas où l’on pouvait, pense-t-on, se situer en dehors des divergences d’écoles.
La traduction mot à mot
On peut se demander de prime abord quel peut bien être l’intérêt de cette traduction mot à mot, et pourtant elle répond elle aussi pleinement aux diverses préoccupations qui accompagnent ce projet de traduction et justifient la publication de cet appareil scientifique et didactique.
Souci de rigueur, d’abord. Il s’agit, pour le traducteur et pour tous ceux qui souhaitent travailler sur sa traduction, d’être sûr qu’il n’a omis de traduire aucun mot, fût-ce par un signe de ponctuation, à moins d’avoir une bonne raison de le faire. Cette exigence, qui découle du rapport étroit unissant la forme d’un énoncé au sens qu’il véhicule, s’impose de manière toute particulière – on y a déjà fait allusion et on y reviendra plus loin – pour la traduction d’un énoncé qui se présente comme la Parole même de Dieu. La traduction mot à mot fournit donc à qui le souhaite, à commencer par le traducteur, le moyen de contrôler cette exigence.
Elle répond ensuite on ne peut mieux au souci didactique, puisqu’elle fournit à toute personne qui apprend l’arabe ou en possède des rudiments un outil pour pouvoir retrouver précisément à quel mot arabe correspond tel terme de la traduction et vice versa, ce que ne permet pas la simple mise en regard d’un verset entier et de sa traduction. Nul doute que bien des apprenants y trouvera leur bonheur.
La traduction mot à mot répond enfin au souci des développements futurs en ce sens qu’elle propose un premier palier de révision de la traduction : avant d’essayer d’améliorer la syntaxe des phrases, il est bon de voir d’abord au niveau des mots s’il n’est pas possible de trouver des traductions plus adéquates, susceptibles autant que faire se peut d’être réemployées chaque fois que le terme original réapparaît dans le même sens.
Les deux lexiques
Ces deux lexiques – arabe français et français arabe – ne sont pas d’une moindre importance à tous ces niveaux.
Au niveau de la traduction, d’abord, ils permettent une ultime mise à l’épreuve de son unité, puisqu’ils donnent pour chaque mot les diverses traductions qu’il a reçues dans ses diverses occurrences.
Au point de vue didactique, ils fournissent à l’apprenant l’ébauche d’un précieux, mais toujours inexistant, lexique bilingue du Coran. Le lexique arabe français lui facilite par ailleurs grandement la tâche, d’abord grâce à son classement entièrement alphabétique – et non par racine – ; ensuite parce qu’il reproduit les syntagmes (groupes de mots liés dans l’écriture arabe) sous la forme qui est la leur dans l’énoncé coranique.
Toujours au même point de vue, le lexique français arabe fournit au non arabisant l’ébauche d’un lexique thématique du Coran, lui permettant pour la première fois de trouver ou retrouver des versets à partir des mots qui les1 composent et des idées que ces mots expriment.
Ainsi conçus, ces deux lexiques pourront devenir un outil particuliè rement utile pour les développements futurs de la traduction du Coran.
Tout cet appareil scientifique et didactique a vu le jour au fur et à mesure de la traduction elle-même et il est donc, tout autant qu’elle, le fruit et le reflet de cette démarche qui part de l’herméneutique du texte pour arriver à la restitution du sens. Il importe donc maintenant d’exposer les spécificités de cette traduction à ce niveau, en commençant par celles qui touchent au processus d’établissement du sens : l’intention qui le guida, les sources qui l’alimentèrent, et puis la méthode suivie.
Sources et méthode de l’établissement du sens
D’après Abdallah Cheikh Moussa, «le traducteur doit […] annoncer la couleur et préciser sur quelle tradition exégétique, sunnite, âï’ite, mystique, traditionaliste ou réformiste, il s’est appuyé pour accéder lui-même à un sens peu évident, quand bien même il aurait passé sa vie à l’approfondissement des langues orientales »40. Certes, mais est-il vraiment nécessaire de s’enfermer dans un schéma « sectaire » ? Le Coran n’est-il pas, comme Cheikh Moussa le dit lui-même, « le Livre des Musulmans » – et non pas des sunnites, des shiites, des traditionalistes ou des réformistes-, tissant depuis des siècles entre toutes ces composantes de la communauté musulmane un lien qui les unit, n’en déplaise aux sectateurs.
Certes, encore, s’il était question de commentaire et d’exégèse, il est clair que la lecture, la compréhension ou l’interprétation des uns exclut souvent celle des autres, seul le respect mutuel permettant alors la cohabitation. Mais, précisément, il n’est pas question ici de commentaire ou d’exégèse : seulement de traduction. N’y aurait-il alors pas moyen que la traduction du « Livre des Musulmans » s’efforce d’être, comme sa source, un lien plutôt qu’une déchirure ?
Certes et encore certes, le traducteur doit faire des choix et tout choix est une lecture, une compréhension, une interprétation. Mais là encore, même si ce n’est pas facile, voire pas toujours possible, le choix peut fort bien être celui qui fait l’union, plutôt que celui qui divise. Ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition que le traducteur pourra prétendre donner à lire au public francophone « le Livre des Musulmans ». L’expérience montre d’ailleurs que ce choix est bien plus souvent possible que ne pourrait de prime abord le laisser croire l’immense variété des commentaires. Il arrive en fait souvent que l’on trouve de part et d’autre une lecture concordante, qui n’a d’ailleurs pas nécessairement besoin d’être majoritaire chez les uns ou chez les autres : il suffit qu’elle soit fondée dans le texte et acceptable par tous.
Allons plus loin: il se peut qu’un point ne se trouve pas dans la plupart des commentaires et que seul l’un ou l’autre des commentateurs en fasse état, alors même que ce point est tout à fait fondé dans la langue et propre à recevoir sans peine l’assentiment des diverses composantes de la communauté. Nul commentateur qui se soit jamais opposé à cette lecture : s’ils ne l’ont pas mentionnée, c’est tout simplement qu’elle leur a échappé. Faudrait-il alors hésiter à retenir ce sens, alors qu’il est solidement fondé et qu’il ne peut poser problème à aucun musulman, surtout si les autres sens sont occasion de division ?
Enfin, dans bien des situations délicates, il reste encore la possibilité de coller autant que possible au texte, au point d’en reproduire les silences et les ambiguïtés. Car c’est généralement avec les précisions qui prétendent combler ces silences ou dissiper ces ambiguïtés que les divergences apparaissent, plus que dans la lecture du texte brut. A tout le moins, si une précision lui semble s’imposer, le traducteur se doit de clairement signaler par des crochets tout ajout de sa part, aussi minime soit-il, de sorte que chacun puisse bien distinguer ce qui relève du texte coranique lui-même et ce qui est une précision venue d’ailleurs.
Reste les cas rebelles à toutes les possibilités évoquées (existence d’une lecture concordante, suggestion d’une lecture potentiellement consensuelle, reproduction des silences et ambiguïtés du texte). Que faire alors ? A coup sûr, ne pas se contenter de sources limitées, que ce soit à une école, à une approche, à une méthode, etc., mais ratisser au contraire aussi large que possible en vue de réunir les éléments les plus variés ; faire alors le tri en procédant à un examen rigoureux, équitable et honnête, dans un esprit scientifique et didactique, et non pas polémique ; fournir surtout au lecteur toutes les données de la question – sens proposés, arguments évoqués, examen de ces arguments, solutions retenues – pour qu’il sache clairement de quoi il en retourne ; dans tous les cas, la matière première sur laquelle doit s’exercer la réflexion restant en définitive le texte même de la Révélation, justifier par rapport à ce texte toute mise en œuvre d’éléments extérieurs.
Sous réserve de justifications ponctuelles ultérieures intervenant au cours de l’examen, il nous faut donc voir ici quels furent les principaux outils et éléments extérieurs au texte coranique auxquels on fit appel et préciser dans quelle mesure et pour quelles raisons ils furent retenus.
Le Coran et les hadiths
Le Coran fut révélé en arabe, dans un arabe qu’il qualifie lui-même d’éloquent, explicite et limpide (voir Coran 16.103, 26.195 et 39.28). Cet arabe, quel est-il et à qui s’adresser pour mieux le comprendre ? Pour la tradition musulmane, il s’agit du parler de Qurayâ, la tribu du Prophète. Pour les orientalistes, la question est loin d’être tranchée : parler de Qurays, langue des grandes tribus nomades, koinè des poètes, voire des devins et des oracles ?
Quoi qu’il en soit, un fait est sûr: nul mieux que le Prophète ne peut expliciter le sens de la révélation qu’il transmet. Ce sont donc ses dires enregistrés par la tradition – dans la mesure, bien sûr, où on peut les considérer comme authentiques – qui sont la première source à retenir pour y trouver des renseignements sur le sens du Coran ou même sur la langue qui s’y trouve employée. Et après le Prophète, la meilleure référence ne peut être que les propos de ceux qui furent les plus proches de lui. D’abord les « gens de sa demeure », qui grandirent dans sa maison et furent éduqués par lui, ainsi que les enfants et petits-enfants auxquels ils transmirent précieusement le savoir de leur aïeul. Puis les proches compagnons qui recueillirent pieusement l’enseignement du Prophète pour le transmettre fidèlement aux générations suivantes.
Pour ce qui est du principe, il ne fait pas le moindre doute que ces propos sont bien – après le Coran lui-même, bien entendu – ce à quoi il convient de s’adresser en premier lieu pour comprendre la Révélation. La seule objection est la suspicion que l’on peut faire peser sur l’authenticité de ces propos, ce que font généralement les partisans de chaque école pour les sources des autres écoles, et les savants orientalistes pour les sources de tous. Mais il se trouve que cette objection porte à faux pour le propos qui est le nôtre.
Ce que l’on a en vue, en effet, n’est pas d’établir l’authenticité de tel ou tel hadith, mais seulement de retrouver le sens des termes, expressions et tournures employés dans la Révélation. Or, c’est un fait admis de tous que ces dires et propos datent bien des premiers temps de l’Islam, bien avant leur récolte et leur mise en recueil par les grands collecteurs de hadiths. De plus, ils sont tous recevables au niveau de leur langue, faute de quoi ils auraient immédiatement été dénoncés et rejetés pour user d’un arabe différent de celui qu’employait le Prophète.
Ce n’est donc encore une fois qu’au niveau des commentaires et interprétations contenus dans certains de ces hadiths que l’objection pourrait être retenue et qu’il faudrait, si on voulait les utiliser, procédé à leur examen rigoureux. Par contre, recourir à ces dires et propos pour déterminer le sens obvie du texte révélé, non seulement ne pose aucun problème, mais s’impose même comme une démarche préliminaire à la consultation de toute autre source. Il serait en effet paradoxal que l’on aille d’abord s’adresser à des ouvrages de grammaire, de lexicographie ou de toute autre branche des « sciences de la langue arabe » ( ‘ulùmu l- ‘arabiyya), alors que ces sciences ont elles-mêmes été élaborées, pour l’essentiel, à partir de la langue du Coran et des hadiths41.
Ainsi, la première source à laquelle on s’est adressé pour déterminer le sens de chaque verset fut toujours le Coran lui-même, dans lequel on s’efforçait de trouver le maximum de rapprochements et de recoupements éclairants. Il importe de signaler à ce propos qu’il existe plusieurs variantes du texte coranique reconnues comme valables, variantes qui ne diffèrent d’ailleurs que sur des points mineurs. La variante retenue pour la traduction est celle dite « de Hafs », qui est actuellement, pour des raisons historiques qu’il serait trop long de développer ici, la plus répandue dans le monde musulman, aussi bien chez les sunnites que chez les shiites42. On a cependant fait état, dans les études et concordances, des variantes qui entraînaient une nuance de sens, en accordant une attention particulière à celle dite « de Warhs », tout simplement parce qu’elle est celle des éditions dites « maghrébines » du Coran et donc la plus répandue dans les pays francophones d’Afrique du Nord et du Sahel. Ce n’est par contre que très exceptionnellement, et après justification, que l’une de ces variantes canoniques a pu être retenue pour la traduction à la place de celle de Hafs.
La seconde source de l’établissement du sens fut ensuite l’immense littérature, aussi bien sunnite que shiite43, qui rassemble les dires et propos du Prophète, des gens de sa demeure et de ses proches compagnons. En tête de cette littérature venaient bien entendu les ouvrages consacrés aux propos portant sur le Coran, essentiellement représentés par deux compilations tardives, mais encyclopédiques : ad-Durru l-mantùrfî t-tafsïri bi-l-ma ‘tùr, de Suyûtï (m. en 911/1505), du côté sunnite ; et al-Burhânfi tafsïri l-Qur’ân, de Bahrâni (m. en 1107/1696), du côté shiite. Il faut d’ailleurs dire à ce propos que les développements de l’informatique et la multiplication des logiciels en ces domaines ont permis une utilisation de ces sources qui était encore impossible il y a quelques années seulement.
C’est alors, après s’être plongé dans ces deux sources mères, qu’il convenait de se tourner vers les outils linguistiques et les commentaires coraniques.
Les outils linguistiques
Ces outils linguistiques sont pour l’essentiel des ouvrages de grammaire et de lexicographie, mais il n’est pas toujours facile de dresser des frontières strictes entre ces ouvrages et les commentaires coraniques proprement dits : combien de points de grammaire et de lexicographie ont été puisés dans les commentaires et combien de commentaires dans les œuvres des grammairiens et des lexicographes.
Pour la grammaire, une place de choix doit être réservée à l’incontournable Mugni l-lablb d’Ibn Hisâm (m. en 761/1360), aujourd’hui doublé de manière bien pratique d’un I’râbu l-Qur ‘an min Mugnl l-lablb qui réunit tous les passages de ce livre portant sur des versets coraniques. Cependant, on n’en a pas pour autant négligé les grammaires modernes (Gâmi’u d-durûsi l-‘arabiyya), les grammaires orientalistes (de Sacy, Caspari, Blachère), ni les dictionnaires grammaticaux (Mu’gamu n- nahw,…), parfois spécialisés sur les emplois coraniques {Mu ‘gam hurûfi l- ma ‘ànïfi l-Qur ‘uni l-karlm).
Mais c’est avant tout les analyses syntaxiques des versets coraniques que l’on consultait de très près, souvent dans les commentaires qui abordent ces questions de manière claire et intéressante – en particulier le KasSâf, de ZamahSarï (m. en 538/1144), et le Magma’u l-bayân, de Tabarsi (m. en 548/1153) – et plus encore dans deux importants ouvrages d’auteurs syriens contemporains qui y sont consacrés : I’râbu l-Qur’âni l-karlm, de Muhyi d- din Darwîs, et Tafsiru l-Qur’âni l-karlm wa i’râbuh wa bayânuh, de Muhammad ‘AH TâHâ Durra. Le passage par une analyse syntaxique rigoureuse est en effet une condition sine qua non de tout travail sérieux sur le Coran et les ouvrages qui viennent d’être cités se sont avérés être des références indispensables en ce domaine.
Pour la lexicographie, les dictionnaires arabes classiques, depuis le Kitâbu l- ‘ayn de Halïl (m. en 160/777 ou 190/807) jusqu’au Tâgu l- ‘arûs de Zabidî (m. en 1205/1791), ont pratiquement tous été mis à contribution. Certains, offrant des avantages particuliers, ont été plus souvent consultés : le Kitâbu l- ‘ayn de Halïl, et le Sihâh de Ôawhari (m. 393/1006 ou 398/1011), pour trouver des attestations anciennes ; le Maqâylsu l-luga d’Ibn Fâris (m. en 395/1008) pour l’extraordinaire habileté de son auteur à donner – pas toujours sans forcer, il est vrai – les sens premiers des racines arabes et à montrer les liens entre leurs dérivés; enfin, l’Arche de Noé de la langue arabe, le précieux Lisânu l-‘arab d’Ibn Manzûr (m. en 711/1310).
A côtés de ces dictionnaires généraux, on a aussi fait appel à des ouvrages plus spécialisés : dictionnaires analysant les distinctions entre les termes synonymes (en particulier al-Furûqu l-lugawiyya, d’Abû Hilâl al- ‘Askari, m. après 395/1005) ; dictionnaires consacrés à la langue du Coran et des hadiths (les Mufradât de Râgib Isfahâni, m. en 503/1108 ; \&Nihâya d’Ibn al-Atir, m. en 607/1210; le Magma’ al-bahrayn de Turayhî, m. en 1087/1677) ; et puis le Supplément aux dictionnaires arabes de l’orientaliste R.Dozy.
A cela, il faut encore ajouter les études lexicographiques contenues dans les commentaires du Coran (là encore, surtout le Kassâf, en raison de l’excellence incontestée de son auteur en ce domaine, et le Magma’u l-bayàn, en raison de son exceptionnelle clarté et de son éclectisme).
Enfin, un savant iranien contemporain nous a maintenant dotés d’un précieux outil de travail en ce domaine : les quatorze volumes de son at- Tahqïqfi kalimâti l-Qur ‘âni l-karïm.
Quant aux recherches de linguistique comparée, on s’est surtout référé à ce propos, outre les remarques faites par R. Paret, à l’ouvrage de A. Jeffry : The Foreign Vocabulary-of the Qur’ân.
Les commentaires coraniques
Pour ce qui est des commentaires coraniques, l’idéal serait de consulter tout ce qui a été écrit en ce domaine dans les diverses composantes de la communauté musulmane, mais la tâche est par trop immense. De plus, on se rend vite compte que bien des commentateurs ne font que reprendre certains de leurs prédécesseurs, se contentant d’y ajouter quelques développements de leur cru. Ces développements relèvent d’ailleurs généralement de l’exégèse et de l’interprétation {tafsïr, ta ‘wîl) et non pas de l’explicitation du sens obvie du texte (tabyïnf*, car à ce niveau tout a généralement été dit depuis longtemps. Il était donc possible, dans la perspective d’une traduction, de faire l’économie de bien des commentaires et de se concentrer dans un premier temps sur quelques ouvrages – soit en raison de leur originalité, soit au contraire pour la synthèse éclectique qu’ils proposent -, puis à étendre ensuite la recherche pour les cas difficiles et subtils ~.
On a donc, de prime abord, négligé les tafsïr-s qui multiplient les développements dans des domaines tels que la théologie, la philosophie ou la gnose – tels ceux de Ràzï (m. en 606/1209), de Mullâ Sadrâ (m. en 1050/1640) ou d’Isma’ïl Haqqï (m. en 1137/1725) -, n’y faisant appel qu’en cas de besoin et en ne considérant que les remarques ayant trait au sens même des versets. On a par contre intensément mis à contribution deux catégories de commentaires: d’une part, pour les raisons que l’on a dites plus haut, les commentaires, tant sunnites que shiites, fondés sur les hadiths (tafsïr riwâ Y) ; d’autre part, les commentaires dits « littéraires » {adabï) – entendons ceux qui s’attachent à expliquer le texte par lui-même en mettant en œuvre les ressources des sciences de la langue arabe. Le maître incontesté de ce genre reste Zamahgarï (m. en 538/1144) : son Kassâf, qui n’a en réalité quasiment rien de mu’tazilite46, fut l’un des ouvrages que l’on consultait en permanence – plutôt que de se référer à ses remake sunnite (le Anwàru t- tanzïl de Baydawi, m. en 685/1286) ou shiite (le Gawâmïu l-gâmi’ de Tabarsî, m. en 548/1153).
Du côté sunnite, on n’a pas accordé grande attention à Tabari (m. en 310/923): si son œuvre est effectivement fondatrice, ses successeurs améliorèrent si bien son travail que l’on a tout à gagner à s’adresser à eux plutôt qu’à leur prédécesseur.
Ainsi, dans le domaine du hadith, pour avoir à disposition un large ensemble de traditions non triées, ad-Durru l-mantûr de Suyùtï (m. en 911/1 505) est incomparablement plus riche que le Garni ‘u l-bayân de Tabari. Si, par contre, il est question de trouver des hadiths passés au crible de la critique traditionnelle, Ibn Katir (m. en 774/1373), valeur sûre du sunnisme le plus strict, est un sommet et, qui plus est, son commentaire ne manque pas de remarques fort pertinentes sur la langue.
Dans ce dernier domaine, c’est l’andalou Abu Hayyân (m. en 745/1344) qui constitue un sommet inégalé, tant parmi les commentaires sunnites que shiites. Il s’avère cependant trop prolixe pour une première investigation. De ce fait, le gardant comme un recours peur les questions délicates, on a préféré s’adresser de prime abord à un autre andalou, Qurtubi (m. en 671/1273), qui offre plus de clarté et de concision, tout en présentant une synthèse équilibrée de commentaires traditionnels et littéraires.
Enfin, on a beaucoup fait appel aux lumières prodiguées par Ibn ‘Arabi (m. en 638/1240) dans son Igâzu l-bayân fi t-targumati ‘ani l-Qur ‘an, que l’on se permettra de considérer comme un excellent commentaire littéraire – et même « littéral » – et non comme une « interprétation mystique ».
Du côté shiite, on a fait l’économie du Tibyân », dont l’essentiel est repris, sans les développements théologiques, dans le Magma ‘u l-bayân de Tabarsî (m. en 548/1153). Ce dernier ouvrage est particulièrement précieux, dl’abord en raison de son éclectisme : Tabarsi y a réuni tous les commentaires connus de lui48, reprenant les positions des autorités sunnites, déjà rapportées par Tabari (m. en 310/923)49, mais aussi celles des savants mu’tazilites et shiites dont ce dernier ne soufflait mot. Le Magma ‘u l-bayân est de plus d’un emploi particulièrement aisé en raison de la clarté de sa disposition qui, le cas échéant, regroupe pour chaque verset ou groupe de versets :
1. les variantes de lectures (sous le titre al-qirâ ‘a) ;
2. les arguments des tenants de chacune de ces variantes (al-hugga) ;
3. l’étude du lexique (al-luga) ;
4. l’analyse syntaxique (al-i’râb) ;
5. les circonstances de la révélation (an-nuzùl)
6. l’explication du sens (al-ma ‘na)
Cette disposition permet ainsi au chercheur d’aller directement à la partie qui l’intéresse ou de la retrouver facilement par la suite. Cet ouvrage fut donc, aux côtés du Kassâf, un des commentaires les plus mis à contribution.
A l’autre bout de la chaîne, le commentaire contemporain al-Mizân, de Tabâtabâ’î (m. en 1402/1981), offre l’immense avantage d’intégrer – et de discuter – l’apport de quasiment tous les grands tafsïr-s écrits à ce jour, tant sunnites que shiites5‘.
Quant aux commentaires regroupant les hadiths du Prophète et les propos des Imams de sa famille, on a déjà dit avoir surtout utilisé al-Burhânfi tafsïri l-Qurân, de Bahrânl (m. en 1107/1696), la seule compilation qui ait fait l’objet d’une édition critique.
Les critères de la traduction
Le sens une fois déterminé, il s’agit de le traduire. Là encore, comme pour l’établissement du sens, pas question de s’inspirer des traductions existantes. La première règle à suivre pour proposer une traduction nouvelle – et non un remaniement des précédentes -• est en effet de ne pas même consulter ces traductions avant d’avoir achevé le travail.
Toute l’attention va donc se porter maintenant sur la forme : dans quelle mesure doit-elle, si c’est possible, reproduire la forme littérale de l’original et quelles caractéristiques doit-elle présenter au niveaux littéraires et esthétiques ?
La lettre même du texte
En fait, il faut bien admettre que la forme n’est rien d’autre que le sens, ou plutôt l’un et l’autre ne sont que deux degrés d’une même réalité, comme le corps et l’esprit : la forme est le corps du sens, le sens l’esprit de la lettre. « Nous avons jeûné pour Toi » ne dit en rien la même chose que : « Pour Toi, nous avons jeûné ». Il faut donc, autant que faire se peut, rester fidèle a l’énoncé jusque dans sa forme même, surtout lorsque cet énoncé est si chargé de sens et qu’il est Parole divine. Cet attachement à la lettre est par ailleurs un des moyens les plus efficaces pour se situer hors de toute divergence, voire pour justifier une lecture plutôt qu’une autre -celle qui est la plus proche du texte, sans ajout ni sous-entendu, étant à préférer.
Le premier principe sera alors de ne rien omettre dans la traduction, à moins d’une bonne raison, et de ne rien ajouter non plus, à moins d’une aussi bonne raison et, on a déjà eu l’occasion de le dire, en signalant bien tout ajout par des crochets53, de sorte que le lecteur puisse distinguer ce qui relève du texte même et ce qui est intervention du traducteur. Jusque là les choses sont simples, mais il ne semble pourtant pas qu’une seule traduction se soit vraiment astreinte à respecter ces points.
Le second principe sera de toujours traduire un même terme arabe employé dans un même sens par un même terme français, et de ne pas varier sans cesse la traduction comme on le constate trop souvent sans que rien ne le justifie. Il faudrait aussi, mais la chose est plus difficile, essayer de traduire des dérivés d’une même racine arabe par des mots français d’une même famille étymologique. Enfin, corollairement, il faudrait autant que possible traduire les synonymes arabes par des termes qui sont dans le même rapport en français, et non par un même terme.
Ce principe vaut aussi, dans une moindre mesure, pour les structures – traduire une structure identique employée dans un même sens par une structure française identique – et surtout, il doit s’appliquer de manière stricte aux tournures et expressions: il n’y a aucune raison pour que des tournures et expressions qui se répètent d’un bout à l’autre du Coran sans la moindre variation soient traduites différemment.
La concordance des versets ainsi que les deux lexiques sont alors d’une précieuse aide pour mettre en œuvre ce second principe.
Le troisième principe est de s’en tenir autant que possible à l’ordre des termes de l’original et à ne le changer que pour une bonne raison – par exemple, parce que cet ordre est incorrect dans la langue cible, ou encore parce que l’ordre de la langue source est signifiant et qu’il faut user d’une autre construction dans la langue cible pour reproduire cette signification55, etc. Ce principe est beaucoup plus difficile à gérer, car il demande que l’on soit attentif à toutes les variations de sens liées aux variations des structures.
A ce niveau, deux démarches sont d’une aide précieuse. La première est l’analyse syntaxique traditionnelle (i’râb), qui excelle à débusquer ces variations de sens. Ainsi, gâ ‘akum rasûF » min Allah (phrase A) ne sera pas du tout analysé de la même manière que gâ ‘akum min Allâhi rasûl (phrase B) : min Allah se rapporte dans le premier cas au nom rasûf », qu’il qualifie, et dans le second au verbe gâ ‘akum, dont il est un complément. La phrase A devrait donc être traduite par : « Un messager [de la part] de Dieu est venu à vous » (« [de la part] de Dieu » qualifiant « un messager »), tandis que la phrase B devrait être traduite par « un messager vous est venu [de la part] de Dieu » (« [de la part] de Dieu » étant complément du verbe). Sans passer par Y i’râb, il y a de fortes chances pour que l’on ne s’aperçoive pas de cette distinction et que l’on traduise l’une et l’autre phrase de la même manière.
La seconde aide est la traduction mot à mot qui accompagne la présente traduction. Après avoir rempli les cases de cette traduction mot à mot (par exemple, pour la phrase A, « est venu à vous / un messager / [de la part] de / Dieu»), il n’y a rien à changer à l’ordre obtenu tant que cela ne s’impose pas, conformément au principe énoncé ci-dessus. Dans l’exemple choisi, il n’y aurait donc qu’à changer la place du verbe et de son complément pour respecter l’ordre SVO (sujet – verbe – complément d’objet) usuel en français et obtenir la phrase : « un messager [de la part] de Dieu est venu à vous ».
L’esthétique
Mais le souci de la forme doit aussi être celui de la beauté de Ta langue, surtout dans la traduction d’un texte qui est un véritable « miracle littéraire ».
Cela implique d’abord que la traduction se tienne à un certain niveau dé langue : il n’est pas question de traduire le Coran dans la langue de la presse ou de la rue. Il s’agit là de la plus haute littérature qui soit, il faut au moins lui offrir un bon français littéraire, à tout le moins conforme au Bon usage grammatical et mettant en œuvre les richesses lexicales d’une langue qui a produit des dictionnaires tels que le Grand Robert ou le Littré. Peu importe d’ailleurs si des mots ou des tournures paraissent désuets ou semblent trop difficiles : la langue de l’original elle-même est ainsi.
Une bonne langue, toutefois, ne suffit pas, il faut encore qu’elle soit belle : agréable à lire, certes, mais aussi à entendre, car le Coran, il ne faut pas l’oublier, est « la Récitation ». On a donc fait très attention aux rythmes, aux sonorités et au balancement des phrases et toutes sont passées à l’épreuve de la récitation à voie haute. Cette traduction n’est ainsi pas seulement destinée à être lue : on a aussi fait effort pour qu’elle puisse être récitée.
Le texte étant traduit, la dernière étape était enfin de confronter le résultat aux autres traductions et, le cas échéant, d’en tirer profit pour améliorer tout ce qui pouvait l’être. Une première version était alors publiée dans la revue Tarjumân-e Wahy, éditée par le Centre pour la traduction du Saint Coran56, afin de pouvoir encore bénéficier des remarques et propositions des lecteurs avant l’étape delà publication.
C’est ici l’occasion de remercier les responsables de ce Centre, en particulier son directeur, M. Naqdï, pour tous les efforts déployés au service de la traduction du Coran en différentes langues et les moyens mis à la disposition des chercheurs et traducteurs. Ce Centre fut fondé en 1994 sous les auspices de la Fondation des Biens de mainmorte et des Œuvres de Charité et du Ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Depuis, il a pu constituer un précieux fond de traductions du Coran en une centaine de langues qui comprend déjà plusieurs milliers de volumes » et ne cesse de s’enrichir de jour en jour. A côté de ce fond, une bibliothèque spécialisée rassemble les outils de travail utiles aux objectifs du Centre, en particulier plus d’un millier d’articles en diverses langues européennes et orientales portant sur des questions théoriques et pratiques relatives à la traduction du Coran. Une première traduction a déjà été publiée en turc azéri et plusieurs autres sont en cours en anglais, en persan, en russe, en turc, etc. En raison des spécificités qui ont été évoquées dans cette introductions, l’entreprise de traduction du Coran en français dont les premiers résultats sont proposés ici est actuellement le plus important projet du Centre.
La publication de ces premiers résultats ne s’entend d’ailleurs pas comme un aboutissement : comment cela se pourrait-il dès lors qu’il est question de Paroles divines ? Ce n’est là qu’une étape de plus d’un long cheminement et l’on attend avec impatience de pouvoir examiner toutes les propositions qui pourraient permettre de corriger, de retoucher et de parfaire cette traduction afin d’avancer plus encore dans la réalisation de l’objectif visé : transmettre le Message.
« Et certes Nous avons fait le Coran aisé pour que l’on se rappelle y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? »
Sourate al- Baqara et al Fatiha
Etudes et concordances
Sourate dite al-Fatiha
La formule inaugurale بسم الله الرحمن الرحیم , appelée basmala, se retrouve en tête de toutes les sourates du Coran, à l’exception de la sourate 9 (dite at- Tawba, « le repentir »). On la retrouve aussi au verset 27.30 et, sous la forme abrégée بسم الله , au verset 11.41. Parmi les Imams des écoles sunnites, Mâlik considère que la basmala n’appartient pas au texte du Coran (à l’exception de son occurrence au verset 27.30), Abu Hanïfa et Ibn Hanbal pensent qu’elle fait partie de la seule Fâtifta, tandis que pour Sâfi’ï, elle fait partie de toutes les sourates du Coran qu’elle inaugure1. Dans son tafsïr, Ibn Katir conforte cette dernière position d’un bon nombre d’autorités parmi les compagnons du Prophète et les grands savants des premiers temps de l’Islam et l’enseignement des Gens de la Demeure prophétique va aussi unanimement en ce sens.
Le fait que la basmala fait partie de toutes les sourates qu’elle inaugure (Suite) se trouve ainsi conforte a la fois par de nombreuses et importantes autorités sunnites et par les Imams de la famille du Prophète, Dieu le bénisse lui et les siens, et elle a donc été retenue pour la numérotation des versets. Cela n’entraîne pourtant aucun changement dans l’ordre habituel de numérotation des versets coraniques : la basmala est tout simplement intégrée au verset numéro il} de chaque sourate qu’elle inaugure. . Les commentateurs du Coran sont unanimes à dire que le ب ِ de la basmala a valeur de complément de moyen ( استعانة ) régi soit par un verbe sous-entendu tel que استعین («je recherche l’aide ») ou أبدأ («je commence »), soit par un verbe correspondant à l’acte envisagé (ici, أقرأ , «je récite », ou أحمد , «je fais l’éloge »). Il s’agit donc de trouver aide et assistance, de commencer ou de faire tel acte « par le nom de Dieu », « grâce au nom de Dieu » ou « avec l’aide du nom de Dieu». Or, rien de tel ne se trouve exprimé par la traduction habituelle de بسم الله par « au nom de Dieu ».
En effet, la /tournure française « au nom de » a deux significations principales (cf. Le Littré, Le Robert). La première est celle que l’on trouve dans des expressions telles que «au nom du roi» et qui signifie «par délégation », « en lieu et place » ou « de la part ». La seconde signification se trouve dans des tournures telles que « au nom de la loi », « au nom de notre amitié » ou « au nom du ciel » et elle est synonyme de « en considéra tion de », « en vertu de » ou « par égard pour »6.
Non seulement la valeur de استعانة de la basmala ne se retrouve dans aucune des valeurs de la tournure française « au nom de », mais on peut dire qu’aucun musulman, lettré ou ignorant, ne trouverait dans ces valeurs quelque chose qui se rapproche, fût-ce de loin, du sens de la formule qu’il emploie. D’où un immense quiproquo : le public français, entendant la formule « au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux et Très Miséricordieux », pense spontanément que la personne entend parler ou agir « de la part de Dieu » ou « en Son nom », tandis que le musulman qui emploie cette formule n’entend ni l’une ni l’autre chose, mais tout simplement bénir son action et la placer sous le meilleur auspice en l’entreprenant « grâce au nom de Dieu », « par le nom de Dieu » et « avec l’aide du nom de Dieu ».
A défaut d’une analyse plus poussée, le sens « de la part de Dieu » pourrait en toute hypothèse être envisagé à propos des basmala-s qui inaugurent les sourates du Coran, en ce sens qu’elles sont bien un message venu « de la part de Dieu ». Mais une telle valeur n’aurait plus aucun sens pour une tournure telle que ( بسم الله مجراها ومرساها ) (11.41). Ce n’est en effet pas « de la part de Dieu » ni « en Son nom » que l’arche de Noé « voguera et jettera l’ancre », mais bien « grâce à Dieu » et « avec l’aide de Dieu ».
Plus encore, la formule rituelle بسم الله وبالله (que l’on rapprochera de la formule بحول الله وقوته ) est particulièrement explicite à ce propos. En effet, on ne peut même plus conserver ici la traduction « au nom de » pour rendre les trois ب ِ , qui ont pourtant bien tous une même et unique valeur. On est alors bien obligé, si l’on tient à unifier la traduction, de recourir à des expressions telles que « par », « grâce à » ou « avec l’aide de » : « par le nom de Dieu et par Dieu » ; « grâce au nom de Dieu et grâce à Dieu » ; « avec l’aide du nom de Dieu et avec l’aide de Dieu ».
On voit que plus on approfondit l’analyse du sens de la basmala, plus on est amené à renoncer à sa traduction habituelle et consacrée « au nom de Dieu ». Il semble d’ailleurs que cette traduction ne soit qu’une simple trans position, opérée par les premiers traducteurs européens du Coran, de la formule chrétienne « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », ce qui vient encore ajouter à ce que l’on vient de dire sur le sens de la tournure « au nom de ». En effet, sans présumer de l’origine de la formule chrétienne ni de la forme et du sens qu’elle a pu avoir tout d’abord, il est clair qu’elle évoque maintenant, et depuis longtemps déjà, l’idée de s’exprimer ou d’agir « de la part » de Dieu et, plus précisément, « par délégation » des trois hypostases de la Trinité. L’idée que le prêtre ou l’Eglise dans son ensemble agissent en tant que « vicaires du Christ » est fondamentale dans le christianisme et de ce fait, pour le chrétien, le prêtre et l’Eglise agissent bien « par délégation de Dieu » : c’est « de Sa part » et « en Son nom » qu’ils baptisent, marient et absolvent, voire qu’ils déclarent la guerre ou font la paix.
Une telle notion est inexistante en islam. Aucun musulman ne peut baptiser, marier ou absoudre quelqu’un « par délégation de Dieu », pas plus qu’il ne peut faire la guerre ou la paix ou quoi que ce soit d’autre « de la part de Dieu ». C’est d’ailleurs bien parce que cette idée est totalement étrangère à la pensée du musulman (catégorie de « l’impensable ») qu’aucun commen tateur du Coran n’a jamais envisagé que la basmala aurait pu signifier que l’on dit ou fait telle chose, fût-ce la récitation de la Parole divine, « par délégation de Dieu » ou « de la part de Dieu ».
Allons plus loin : non seulement on voit que les deux formules bismil- Lâh et « au nom de Dieu » n’ont rien à voir l’une avec l’autre, mais on peut même dire qu’elles sont carrément opposées dans leur signification profonde. En effet, en disant « au nom de Dieu », on laisse entendre que l’on parle ou agit « de la part de Dieu » : ce faisant, on fait tout d’abord preuve d’une prétention inouïe et, en même temps, on se décharge de la responsabilité de notre acte pour la mettre sur le compte de Dieu, car si mon acte est « de la part de Dieu », c’est bien Lui et non pas moi qui en porte la (responsabilité .
Par contre, en disant bismil-Lâh, on affirme d’emblée notre faiblesse et notre petitesse : on affirme que l’on ne peut agir qu’« avec l’aide » de Dieu, « grâce à » Lui et « grâce aux » facultés et moyens qu’il nous a confiés. Ce faisant, non seulement on ne rejette pas la responsabilité de notre acte, mais on en souligne au contraire toute la gravité, puisque l’on reconnaît que nous n’agissons que « grâce à » des moyens qui nous sont confiés par Dieu et pour lesquels il nous faut donc bien rendre compte de l’emploi qu’on en fait.
D’un côté, donc, en disant « au nom de Dieu », on se décharge sur Dieu de ses responsabilités tout en prétendant être son représentant. De l’autre, en disant bismil-Lâh, on accentue ses responsabilités tout en affirmant sa faiblesse et sa dépendance.
Maintenant, quelle formule retenir pour traduire la basmala ? M. Hamidullah, qui avait déjà été tenté d’employer « par le nom de Dieu », y avait finalement renoncé en raison du fait qu’il y aurait ambiguïté avec une formule de serment («jurer par le nom de Dieu»). On pourrait faire remarquer qu’il n’y a pas à s’arrêter à cette ambiguïté, pour la bonne et simple raison qu’elle existe déjà dans le texte arabe même, puisque ب ِ est une des particules servant à exprimer le serment et qu’elle est, de plus, fréquemment employée en ce sens dans le Coran (cf. 5.53, 107, 9.42, 56, 62, 74,95, 16.38, 24.53, 27.49, 35.42). Cependant, il est clair que c’est spontanément vers une formule de serment que se portera l’esprit du lecteur francophone et il est donc préférable d’éviter autant que possible une telle confusion. On a donc préféré retenir l’expression « grâce à »10, qui exprime on ne peut mieux l’idée de استعانة tout en étant plus légère que les cinq syllabes de la tournure « avec l’aide de ».
Peut-on traduire الله ou vaut-il mieux transcrire ce nom divin ? La question met en jeu de multiples dimensions, non seulement linguistiques, mais aussi anthropologiques (histoire des représentations), philosophiques, théologi ques, etc., et l’on ne peut certes pas espérer mettre ici fin au débat.
3 II est assez évident que la conception ou la représentation que l’on peut se faire de l’idée de « Dieu » n’est pas identique partout et toujours, fut-ce au sein d’une même religion monothéiste, voire d’une seule de ses branches ou écoles, et à plus forte raison dans deux religions différentes. Cependant, il a paru essentiel d’éviter que le lecteur ne perçoive « Allah » comme étant « le dieu des musulmans » au lieu de « Dieu vu par les musulmans ». Or, une telle confusion est inévitable si l’on emploie la transcription du nom Allah. Par ailleurs, il y a tout de même suffisamment de points communs entre ce que signifie الله en arabe et ce que signifie « Dieu » en français pour que l’on puisse sans trahir rendre الل par « Dieu » ».
On voudrait citer à ce sujet deux propos d’un des Imams de la famille du Prophète, l’Imam Ja’far Sâdiq, qui laissent clairement entendre qu’il ne faut pas s’arrêter au signifiant الله et aux lettres qui composent ce nom et que l’important est au contraire d’en saisir le signifié et l’idée, dont on pourra constater qu’ils correspondent bien, pour l’essentiel, au signifié et à l’idée du mot « Dieu » en français. Dans le premier de ces propos, l’Imam Sâdiq répond à quelqu’un qui lui avait demandé ce qu’est Allah : « 11 est le Seigneur et l’Adoré. Il est Allah, et quand je dis Allah, ce n’est pas pour établir les lettres « a, l, l, h », mais je réfère à une idée qui est : « une réalité créatrice et artisan des choses », [idée] à laquelle s’appliquent ces lettres. C’est l’idée qui est nommée « Dieu », « le Tout Miséricordieux », « le Très Miséricordieux », « le Tout-puissant » et autres noms semblables : c’est l’Adoré, tout-puissant et majestueux. »
Dans le second propos, l’Imam Sâdiq s’adresse à son disciple Hisâm Ibn al-Hakam :
« Le nom est autre chose que le nommé : celui qui adore le nom au lieu de l’idée est mécréant et n’adore rien du tout ; celui qui adore le nom en même temps que l’idée est polythéiste et adore deux choses ; quand à celui qui adore l’idée, pas le nom, voilà le monothéisme. […] Dieu, tout-puissant et majestueux, a quatre-vingt-dix-neuf noms : si le nom était le nommé, chacun de ces noms serait une divinité. Non ! Dieu, tout-puissant et majestueux, est une idée que l’on désigne par ces noms et tous sont autres que Lui. HiSâm, « pain » est un nom pour quelque chose qui se mange, « eau » est un nom pour quelque chose qui se boit, « habit » est un nom pour quelque chose que l’on revêt et « feu » est un nom pour quelque chose qui brûle A propos de ( الرحمن الرحیم ) : ‘I vaut mieux, chaque fois que c’est possible, traduire deux dérivés d’une même racine arabe par deux mots construits autour d’un même radical. Telle était déjà l’idée de M. Hamidullah, qui les traduisit respectivement par « le Très Miséricordieux » et « le Tout Miséricordieux ». Il semble bon de conserver ces traductions, avec deux modifica tions cependant :
La première est qu’il vaut mieux unir les deux composantes de ces
noms par un trait d’union, comme on le fait pour « le Tout-puissant ». Cela
permettra en outrée de laisser entendre qu’il n’y a pas dans l’original arabe
d’adverbe d’intensité (quelque chose comme الرحیم جدا ) et que chaque
expression traduit en fait un seul mot.
La seconde est qu’il paraît préférable d’attribuer la simple intensité à
( الرحیم et la « totalité englobante » à الرحمن, et cela pour deux raisons :
D’une part, parce que la forme فعلان a une valeur intensive plus forte
que la forme فعیل ;
D’autre part, parce que de nombreux hadiths et propos des Imams
donnent à la miséricorde de الرحمن une « extension » plus vaste qu’à celle de الرحیم ‘7 : il en ressort que la miséricorde de الرحمن touche uniformément toutes les créatures (ce qui est à mettre en rapport avec la notion de استواء , liée au Nom الرحمن dans les versets 20.5 et 25.59), tandis que la miséricorde de الرحیم concerne plus spécifiquement les fidèles.
Reste à voir si la notion de « miséricorde » est adaptée pour rendre ces mots. Cette idée, à propos de laquelle Le Robert parle de « sensibilité à la misère, au malheur d’autrui » et, plus spécialement, de « pitié par laquelle on pardonne au coupable », peut effectivement gêner en raison de sa forte charge sentimentale. Le propos suivant, qui est encore de l’Imam Sàdiq, aborde cette question à la fois en affirmant que la رحمة correspond bien à l’idée de « miséricorde » et de « pitié » ( شفقة ) et en montrant comment il est possible d’employer cette notion à propos de Dieu sans que cela implique l’introduction d’une sentimentalité en Dieu :
« La miséricorde (rahma), c’est ce qui suscite en nous de la pitié et c’est ce qui fait que l’on se montre généreux, et la miséricorde de Dieu, c’est Sa récompense pour Ses créatures. Il faut distinguer deux choses dans la miséricorde des créatures: l’une fait naître dans le cœur [un sentiment de] compassion pour la peine, le besoin et les malheurs que l’on constate en celui envers qui l’on éprouve de la miséricorde ; l’autre est l’acte qui provient de nous après que l’on se soit attendri et apitoyé sur celui pour qui l’on éprouve de la miséricorde et après avoir eu connaissance de ce qui lui arrive. Or, on peut dire : « Regarde la miséricorde d’Untel » en visant exclusi vement l’acte né de l’attendrissement du cœur d’Untel. Et bien, en tout cela, l’acte que l’on rapporte à Dieu, tout-puissant et majestueux, c’est uniquement [un acte semblable à] ce qui provient de nous ; quant au sentiment qui agite le cœur, il doit être nié en ce qui concerne Dieu, ainsi qu’il l’a dit de Lui-même : II est donc miséricordieux, mais pas d’une miséricorde qui naîtrait de l’attendrissement. »
La structure de la basmala peut être analysée de diverses manières. Tout d’abord, l’ensemble ( الحمن الرحیم ) peut être considéré comme formé de deux noms indépendants ou au contraire d’un nom et de son épithète (« le Tout Miséricordieux très miséricordieux »). Les hadiths cités dans la précédente remarque, dans lesquels ces deux termes sont commentés comme évoquant deux attributs bien distincts, de même que les nombreux versets où deux attributs sont évoqués sans que le second puisse être considéré comme l’épithète du premier suffisent à conforter l’idée qu’il s’agit bien là de deux noms indépendants. Mais quelle est alors leur fonction ?
Bien des commentateurs y voient des qualificatifs de الله) ), le sens de la basmala étant alors : « Grâce au Nom de Dieu tout miséricordieux et très miséricordieux ». Pourtant, en dehors du verset 1.3, tous les emplois coraniques de ( ال رحمن ) sont nominaux et non adjectivaux ( الوصفیة علی العلمیة لا ),
La valeur nominale devrait donc ici aussi avoir la priorité, puisqu’elle est possible. D’autant plus que, au verset 1.3, ( الرحمن الرحیم ) sont unanimement considérés comme qualifiant ( الله ) :
Si l’on retenait également cette fonction dans la basmala, on aurait à faire face au problème de la répétition d’une même expression dans le même sens à deux versets d’intervalle, ce qui est généralement considéré comme contraire à l’éloquence, à moins qu’il ne s’y trouve quelque utilité, ce qui resterait à établir pour le cas présent.
De quelle manière ( الرحمن الرحیم ) peuvent-ils alors être envisagés avec une valeur nominale dans la basmala ? Une première possibilité serait de les considérer comme deux appositions ( بدل ) de ( الله ), mais, outre le fait que cette éventualité ne résoudrait pas le problème de la répétition, elle se heurte au fait qu’une apposition réelle ( بدل کل من کل ) doit en principe expliciter le mot auquel elle est apposée ( مبدل عنه ) : or, il n’est pas pour Dieu de désignation plus explicite que ( الله ) et il n’y a donc aucune raison d’y adjoindre une apposition.
Il n’y a par contre plus aucune difficulté si, au lieu de considérer les noms ( الرحمن الرحیم ) comme apposés à ( الله ) en tant que بدل on les consi dère comme apposés à ( الله اسم ) en tant que عطف البیان venant expliciter par quel Nom divin se fait l’acte de chercher l’aide, de commencer, de réciter ou de louer: puisqu’il est question d’invoquer le Nom de Dieu, il est précisé que le Nom invoqué est ( الرحمن الرحیم ) , « le Tout Miséricordieux et Très- Miséricordieux» (l’unité formée par ces deux Noms étant exprimée en français par la suppression du second article, ce qui sera généralement le cas chaque fois que deux Noms divins seront ainsi juxtaposés).
Il n’y a plus alors de répétition dans les deux occurrences rapprochées de ( الرحمن الرحیم ) : il s’agit dans la basmala d’une explicitation ( عطف البیان ) de « الل اسم » tandis qu’au verset 1.3 ( الرحمن الرحیم ) qualifient ( الله ), soit en tant que صفة soit en tant que بدل
Voir 6.45, 10.10, 37.182, 39.75, 40.65 (v. aussi 7.54, 27.8, 40.64, 45.36 et les débuts des sourates 6, 18, 34,35).
Il paraît important de conserver dans la traduction l’article de الحمد) ) et de traduire comme d’habitude la phrase nominale ( الحمد لله ) par une phrase attributive (« la louange est à Dieu »), plutôt que de recourir à des phrases averbales telles que « louange à Dieu » ou « loué soit Dieu ». On respecte ainsi la nature de l’énoncer qui, en tant que phrase nominale, relève du discours énonciatif ( خبر ) et non pas exclamatif ( إنشاء ).
Au niveau du sens, la différence est d’importance. En employant une tournure averbale et indéterminée, on proclame tout simplement une louange à Dieu, tandis qu’en employant une tournure attributive et déterminée, on énonce une vérité établie indépendamment de ce que chacun peut en penser. Et cette affirmation reste vraie quel que soit le sens que l’on voudra retenir pour l’article arabe al que traduit en français l’article la.
Le premier sens que peut avoir ici l’article est une valeur générique ( للجنس), comme lorsqu’on dit, par exemple : « la lecture instruit ». Le sens de cette affirmation n’est pas que toute lecture est instructive, car bien des lectures peuvent être destructives ou n’être que futiles distractions. L’affirmation «la lecture instruit» signifie que, dans sa nature propre, la lecture est instructive, sans préjuger de ce que peut être ensuite chaque lecture au cas par cas. Si l’article de ( الحمد ) est entendu ainsi, « la louange » désignera la louange proprement dite et le sens de l’affirmation « la louange est à Dieu » sera que la Louange véritable ne revient proprement qu’à Dieu.
Le second sens que peut avoir l’article est une valeur exhaustive ( لاستغراق الجنس), comme lorsqu’on dit « l’homme est mortel », en signifiant par là que tout être humain est mortel. Si l’on entend l’article ainsi., « la louange » désignera alors toute louange et le sens de l’affirmation « la louange est à Dieu» sera que toute louange d’un être humain ou d’une œuvre humaine revient en réalité à Dieu, non pas dans le sens que cette louange aurait dû être adressée à Dieu, mais en ce sens que, quelles que soient les apparences, toute louange d’une créature est en réalité louange de Dieu, parce que la perfection louée en cette créature n’existe que par Dieu et grâce à Dieu.
On voit ainsi se dégager un premier rapport entre la basmala et les premiers mots de la Fâtiha : puisque c’est « grâce au Nom de Dieu le Tout Miséricordieux et Très Miséricordieux » que toute perfection existe, c’est bien grâce à ces Noms divins que la louange adressée à cette perfection revient à Dieu. Qui plus est, c’est aussi « grâce au Nom de Dieu le Tout Miséricordieux et Très Miséricordieux» que celui qui fait l’éloge existe et qu’il possède la vue, l’ouïe, l’intelligence, la connaissance et plus généralement tous les moyens qui lui permettent de connaître la perfection dont il fait l’éloge, de même que c’est encore grâce à ces Noms qu’il possède une main, une langue, des cordes vocales, la connaissance du langage et de l’écriture et, plus largement, de tous les moyens qui lui permettent d’exprimer l’éloge qu’il proclame. Par ailleurs, ce n’est pas en Son Essence que la Perfection divine peut être connue de l’homme et donc louée par lui, car l’Essence divine reste à jamais hors de portée des créatures. Nous n’avons connaissance de la Perfection divine que par ce que Dieu en manifeste dans sa création et par quoi Il nous donne à voir un pâle reflet de Son propre Perfection. Et comme toute la création se ramène en définitive à l’œuvre du Tout Miséricordieux et Très Miséricordieux, c’est bien par ces Noms divins que la Perfection divine Se manifeste et c’est par eux et grâce à eux que la louange revient à Dieu.
A tous les niveaux, donc, et dans tous les sens possibles et imaginables, il reste toujours vrai de dire que « grâce au Nom de Dieu le Tout Miséricord ieux et Très Miséricordieux, la louange est à Dieu », Celui par Qui et grâce à Qui cette louange est accomplie.
( رب العالمین ), ( الرحمن الرحیم ) et ( مالک یوم الدین ) qualifient sans conteste ( الله ), soit en tant que
صفة soit en tant que بدل .
On a vu précédemment pourquoi il est préférable, dans la basmala, de considérer
( الرحمن الرحیم ) comme apposés à ( اسم الله ) en tant que عطف البیان .
Ces deux Noms divins formant un tout ont alors été traduits par un groupe de deux noms coordonnés et munis d’un article unique :
« Le Tout Miséricordieux et Très Miséricordieux ».
Dans le présent verset, les deux termes ( الرحمن الرحیم ) se retrouvent au milieu d’une énumération rendue en français par une série d’appositions. Deux possibilités se présentent alors :
Soit l’article doit être conservé à tous les termes (« le Seigneur des mondes, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux, le Souverain du Jour du jugement ») : en ce cas, l’apposition n’a plus une simple valeur qualificative, mais prend une valeur d’insistance, ce qui ne semble pas évoqué par les commentateurs.
Soit l’article doit être supprimé à tous les termes, ce que l’on a choisi de faire puisqu’il s’agissait apparemment bien d’appositions ayant simple valeur qualificative.
Quoi qu’il en soit, il serait incorrect en français de maintenir l’article pour certains termes d’une série et de le supprimer pour d’autres. Par ailleurs, rien ne justifie ici de coordonner « Tout Miséricordieux et « Très Miséricord ieux », car ces deux termes interviennent au milieu de la série d’appositions, or la règle générale est de séparer les termes d’une série par des virgules, le dernier terme seul étant coordonné par une conjonction (toutefois, dans une série d’apposition, ce dernier terme peut aussi n’être que juxtaposé, comme c’est le cas dans la présente traduction).
( ربّ العالمین ) est explicitement donné dans les commentaires des Gens de la Demeure prophétique comme signifiant خالق الخلق (Burhân, n° 3) et plus précisément :
مالکهم وخالقهم وسائق أرزاقهم إلیهم (ibid., N° 18 ; cf. n° 19 où le verset est commenté ainsi: اقراربانه الخالق المالك) ). Le couple عبد / ربّ correspond par ailleurs tout à fait au couple « seigneur » / « serviteur », et l’on ne voit donc pas de raison de recourir à d’autres traductions que « Seigneur des mondes ».
« [Tous] » a cependant été ajouté entre crochets dans « Seigneur de [tous] les mondes » pour essayer de rendre l’idée quantitative (on voudrait dire d’« intégralité », استغراق ) que l’emploi du pluriel externe exceptionnel عالمون évoque de manière plus marquée que le pluriel normal عوالم .
Le bon usage voudrait, selon certains, que عالم s’applique seulement à un ensemble d’êtres doués d’intelligence, mais le mot désigne en fait couramment l’ensemble des créatures ou le milieu qui les contient24. Ce sens ressort d’ailleurs clairement de certains versets (voir en particulier les versets 26.23-24 et suivants : ( والأرض وما بینهما… قال فرعون وما ربّ العالمین قال ربّ السماوات ) et P’us encore des propos des Imams de la famille du Prophète, lesquels expriment des conceptions totalement affranchies des limites de la cosmologie traditionnelle. L’Imam Sâdiq parle ainsi de « soleils » qui se trouvent au-delà de « notre soleil » et sont peuplés de créatures qui ne savent pas que l’homme existe25, évoque « un millier de mondes semblables à votre monde » ( ألف عالم مثل عالمکم هذا )dont la traversée demande « une année de marche du soleil » ( مسیرة الشمس سنة ) ou encore « un millier de mondes dont chacun est d’une multitude plus grande que celle des sept cieux et des sept terres, et aucun de ces mondes n’imagine que Dieu possède un autre monde qu’eux ».
On voit qu’on est bien loin des étroites restrictions que certaines thèses voudraient imposer à ce mot (voir J. CHABBI, Le Seigneur des tribus…, en particulier la note 645 p.618 qui précise que « dans une société de tribus qui n’avait aucun moyen de se représenter « des mondes » différents du sien », le terme عالمون «apparaît sans ambiguïté comme l’un des désignatifs des « groupes tribaux » »). Une telle vision procède de plusieurs erreurs de perspective, en particulier sur les plans épistémologique et logique (sans parler des erreurs historiques et anthropologiques qui demanderaient une étude plus détaillée).
L’erreur épistémologique consiste à vouloir restreindre la vision de tout individu relevant d’un certain milieu à la vision courante des individus de ce milieu. Sans même recourir à l’idée de Révélation divine, il est évident que des êtres exceptionnels ont toujours existé (on parle parfois de « vision naires ») qui ont un horizon de compréhension tout autre que celui de leurs contemporains. Pour s’en tenir au cas qui nous concerne, il est déjà clair que les propos des Imams de la famille du Prophète évoqués au début de cette remarque ne reflètent en rien les conceptions du milieu dans lequel ils sont apparus, et cela même si l’on veut mettre leur authenticité en cause et les attribuer à des auteurs plus tardifs, puisque la cosmologie ptoléméenne a régné de manière absolue dans les mondes juifs, chrétiens et musulmans, fût- ce chez les philosophes les plus audacieux, jusqu’à la renaissance européenne. Il n’y a donc pas à limiter l’idée de ربّ العالمین à la conception qu’ont éventuellement pu s’en faire les bédouins du cœur de l’Arabie, car il est clair que telle n’était pas la conception des Gens de la Demeure prophétique et de leurs proches compagnons. Qui plus est, il n’est pas du tout évident, bien au contraire, que le commerce des grandes caravanes, qui avait mis les Arabes en contact avec des mondes aussi différents que ceux de l’Inde, de l’Iran, de la Corne de l’Afrique, de l’Egypte et du Levant, n’ait pas permis à î’Arabe des tribus « de se représenter « des mondes » différents du sien ».
Quant à l’erreur logique, elle consiste à renverser les perspectives et à penser que, comme les référents que tel peuple (ou tel individu) peut connaître ou imaginer pour un concept donné sont limités, l’idée même qu’il se fait de ce concept est elle aussi limitée et ne saurait avoir aucune portée universelle (confusion entre l’« universalité » du concept et l’« étendue » de l’ensemble des référents). S’il en était ainsi, les langues ne pourraient jamais intégrer de nouveaux référents dans des ensembles déjà constitués et devraient au contraire inventer de nouveaux concepts pour tout nouveau réfèrent, or une telle intégration a pourtant lieu en permanence, et cela sans faire appel à la moindre « extrapolation ».
Pour prendre un exemple, si bien des peuples se désignent dans leur langue comme
« Les hommes » (voir par exemple les cas des langues inuits, du kabyle, etc.), cela ne signifie pas qu’ils n’ont aucune idée universelle de l’« homme », mais au contraire que les limitations de leur univers mental ne leur avaient pas encore permis, au moment de leur histoire où cette désignation fut fixée, d’envisager pour ce concept universel d’autres référents qu’eux-mêmes. De même, ceux qui élaborèrent la première déclaration des droits de l’homme étaient bien loin d’inclure parmi les référents conscients ou inconscients auxquels ils appliquaient le concept « homme » tout ce que l’on y inclut maintenant, et pourtant leur concept d’« homme » était bien un concept universel. De même encore, l’ensemble des référents du concept de « citoyen » dans la Grèce antique était bien plus restreint que l’ensemble auquel nous appliquons aujourd’hui le même concept. Pourtant,le passage du «citoyen» grec au « citoyen » de la Révolution française, puis à celui que l’on connaît de nos jours n’est qu’une extension de l’ensemble des référents que l’on a donné au concept de « citoyen » et non pas un changement dans l’idée de « citoyen » elle-même. Il en va d’ailleurs ainsi pour toute idée : si un peuple ne peut concevoir à un certain moment de son histoire d’autre « feu » ou d’autre « lumière » que des feux et lumières très élémentaires, il n’en reste pas moins que les idées qu’il a du « feu » et de la « lumière » sont bien des universaux (idée de « ce qui brûle » et de « ce qui éclaire ») et que les mots qui les expriment dans sa langue seront tout à fait susceptibles de s’appliquer, sans recourir à la moindre extrapolation, à des « feux » et des « lumières » qui étaient tout à fait inimaginables aux anciens locuteurs de cette langue. Vouloir donc traduire عالم par « tribu » (ou encore الناس par « les hommes de la tribu » ; ibid. p.287-288 et note 64 p.480) est donc un renversement de perspective et relève de la confusion entre le concept et le réfèrent.
Les Corans imprimés actuellement, basés sur la lecture de Hafs, retiennent ici la lecture ( مَلِک ), « roi » mais d’autres lecteurs, dont WarS, ont préféré la lecture ( مالِک ), « maître », « possesseur ». On a pensé que « souverain », qui peut évoquer les deux sens (cf. Le Robert), convenait aux deux lectures.
Le mot دِین , à deux sens très différents qui apparaissent comme irréductibles, malgré les efforts des lexicographes,’ et qui pourraient même avoir des étymologies distinctes (l’un étant sémitique, tandis que l’autre serait un apport du pahlavi, sans présumer d’étymologies encore antérieures28). Bien que ce mot a le plus généralement dans le Coran le sens de « religion », l’expression یوم الدین est à entendre, à l’unanimité des commentateurs, comme synonyme de یوم الحساب (« le Jour des comptes ») ou de یوم الجزاء (« le Jour de la rétribution »). On est donc clairement renvoyé à l’autre sens de دِین , à savoir celui de «justice » et de «jugement ». Ce sens authentiquement sémitique, non seulement est attesté dans les autres langues de cette famille (araméen, hébreu, sudarabique, éthiopien…), mais on le retrouve expressément en arabe dans le mot دَیّان , qui signifie «juge » et qui est un Nom de Dieu. On traduit généralement le nom عبْد par « serviteur» tandis que le verbe عَبَدَ est rendu par «adorer ». Le souci d’unité de traduction exige pourtant que l’on opte, dans les deux cas, soit pour des dérivés de « adorer » soit pour des dérivés de « servir ». On a préféré ici faire appel aux dérivés de « servir » pour traduire les mots de la famille de ع ب د , car c’est bien là le sens de la racine arabe (ainsi, استعبد signifie «asservir » et العبودیة désigne la « servitude ») tandis que « adorer » ne rend pas du tout ce sens puisque, étymologiquement, il désigne une attitude de prière et d’oraison (cela sans compter que ce mot est de nos jours galvaudé et qu’on « adore » maintenant tout et n’importe quoi, mais surtout pas Dieu).
L’usage du verbe « servir » dans le sens envisagé ici a d’ailleurs un vénérable passé (cf. Le Robert, « Dieu », citations 36, de Bossuet ; 42, ed Voltaire ; 47, de Pascal ; voir aussi Le Littré : « Servir Dieu, lui rendre le culte qui lui est dû, s’acquitter des devoirs de la religion »). Citons plus particulièrement ces mots de Rousseau : « Servir Dieu, ce n’est point passer sa vie à genoux dans un oratoire (…) c’est remplir sur la terre les devoirs qu’il nous impose (…)» {Julie ou la Nouvelle Héloïse, VI, VIII). Une telle phrase n’aurait pu être formulée en employant le verbe «adorer», car l’« adoration » relève bien de l’« oratoire », et non de l’« accomplissement de devoirs ». Or, cette idée d’« accomplir les devoirs que Dieu impose » est essentielle aux notions de عبادة et de عبد . (Le Robert signale par ailleurs que le mot «serviteur» vient de servitor, employé dès 1050 dans le sens de « celui qui est dévoué à Dieu »).
Le verbe استعان a été traduit par « rechercher l’aide », plutôt que « demander » ou « implorer » l’aide, en raison de certaines autres occurrences coraniques de ce même verbe (2.45, 153) où il est question de « rechercher l’aide dans la patience et la Prière ». Par ailleurs, « rechercher» a été préféré à « chercher » en raison de l’aspect d’effort volontaire, d’activité continue et de quête insistante qu’il ajoute (le Robert donne d’ailleurs «quêter» et «solliciter» comme synonymes de « rechercher » entendu dans ce sens).
Pour ( اهدنا ), voir l’étude 2.2.2. Profitons seulement de l’occasion pour remarquer que le musulman répète l’invocation « guide-nous dans la droite Voie » plus de dix fois par jour dans ses Prières quotidiennes. Ce fait montre que, bien loin de pouvoir jamais se considérer comme étant « parvenu au but », le musulman doit au contraire être sans cesse dans une attitude de recherche afin d’avancer toujours plus dans la Voie droite qui mène à la connaissance de la vérité, à la réalisation de la justice et en définitive à Dieu.
La traduction de أنعم par «.combler de grâces » se fonde sur le fait que le sens premier de نعمة est « l’intensité », comme le font remarquer, entre autres, l’auteur du Magma’ al-bayân et celui du Lisân al- ‘arab :
Quant au choix du mot «grâce» pour rendre نعمة , il est justifié par plusieurs considérations. En effet, la « grâce » est définie dans Le Robert comme «ce qu’on accorde à quelqu’un pour lui être agréable, sans que cela lui soit dû », mais ce mot désigne aussi, plus spécialement, « la bonté divine » et « les faveurs qu’elle dispense » (ibid.). De ce fait, ce terme apparaît particulièrement adéquat pour évoquer les bienfaits divins, surtout lorsqu’il est plus particulièrement question, comme c’est le cas ici, de bienfaits d’ordre spirituels et non pas matériels : contrairement à l’expression « ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces », la tournure « ceux que tu as comblés de bienfaits » orienterait plutôt l’attention vers une abondance de biens matériels. De plus, le mot « grâce » permet de rendre au mieux l’expression نعمة des versets 3.103 ( فأصبحتم بنعمته إخوانا ), 52.29
( فما أنت بنعمة ربّک بکاهن ولامجنون ) et 68.2 ( ما أنت بنعمة ربّک بمجنون ) , car cette expression correspond bien au français « grâce à » ou « par la grâce de ». « Grâce » servira donc à rendre *-»*, tandis que l’on emploiera « bonté » pour traduire فضل (voir l’étude 2.64.1.).
Enfin, le pluriel « grâces » semble plus approprié que le singulier, parce que, bien que les « grâces » concernées soient évidemment d’ordre spirituel plutôt que matériel, elles n’en sont pas moins multiples (grâces de la guidance, de la foi, de la soumission, etc.).
Pas moins de neuf analyses grammaticales ont été proposées pour ( غیر ) dans ( غیر المغضوب علیهم ) 35:
1- Il pourrait s’agir d’une apposition ( بدل ), le sens étant : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, ceux qui ne sont pas l’objet de [Ta] colère ni ne sont égarés ».
2- Il pourrait aussi être question d’un adjectif venant expliciter le premier terme ( صفة مبیّنة ), le sens (proche du sens précédent) pouvant alors être rendu par une proposition relative a valeur appositive : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, qui ne sont pas l’objet de [Ta] colère ni ne sont égarés » (la proposition relative vient ici expliciter qui sont « ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces »).
3. Cette صفة مبیّنة pourrait aussi être entendue comme explicitant le premier terme par son contraire, à la manière dont on dit علیک بالحرکة غیر السکون encore لا أجلس إلا إلی العالم غیر الجاهل
(cf. Tibyân, Magma’al- bayâri) . Le sens serait alors : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, non ceux qui sont l’objet de [Ta] colère ni qui sont égarés ».
4. Enfin, l’adjectif pourrait avoir une valeur déterminante ( صفة مقیّدة ) et non plus simplement explicative. Le sens serait alors aussi rendu, comme en 2, par une proposition relative : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, qui ne sont pas l’objet de [Ta] colère ni ne sont égarés », mais les deux phrases n’auraient pas le même sens. En effet, dans le sens 2, il serait question d’expliciter que « ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces » sont ceux « qui ne sont pas l’objet de la colère ni égarés », tandis qu’il serait ici question de déterminer un groupe qui réunit trois qualités : « être comblés des grâces divines», « ne pas être l’objet de la colère divine » et «ne pas être égarés ». Ces quatre sens se fondent sur la lecture la plus courante et actuellement consacrée selon laquelle غیر est vocalisé au cas indirect. Il existe cependant une lecture de غیر au cas direct, qui pourrait avoir les sens suivants :
5. Il pourrait s’agir d’un حال , le sens étant : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, ne faisant pas l’objet de [Ta] colère ni n’étant égarés ».
6. Ce pourrait aussi être le complément d’un verbe sous-entendu tel que أعني , le sens étant alors : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, [c’est-à-dire] ceux qui ne sont pas l’objet de [Ta] colère ni ne sont égarés ».
7. On pourrait aussi y voir une « exception inclusive » ( استثناء متّصل ) cas peu défendable, car on serait alors obligé de considérer comme explétive la négation ( ولا ) ; le sens serait ainsi : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, hormis ceux qui sont l’objet de [Ta] colère et les égarés ».
8. Mais il pourrait aussi s’agir ici d’une « exception exclusive » ( استثناء منقطع ) dont le sens serait : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, non pas de ceux qui sont l’objet de [Ta] colère ni des égarés ».
9. Enfin, à ces huit possibilités, il faut ajouter l’interprétation d’Ibn Katîr, qui pense qu’il faut ici sous-entendre المغضوب علیهم [ صراط ] غیر , le premier terme de l’annexion ayant été omis en raison de son évidence dans le contexte. Le sens serait ainsi exactement le même qu’en 8 : « La voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces, non pas de ceux qui sont l’objet de [Ta] colère ni des égarés ».
On peut constater que toutes ces possibilités constituent trois groupes au niveau du sens :
• Les sens 1, 2 et 6 explicitent «ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces» comme étant «ceux qui ne sont pas l’objet de la colère divine ni égarés ».
• Les sens 4, 5 et 7 distinguent un groupe qui, tout à la fois, est comblé par les grâces divines, n’encoure en rien Sa colère et n’est pas égaré (dans les sens 4 et 5, ce groupe est explicitement qualifié par ces trois qualités, tandis que dans le sens 7, il l’est du fait qu’il est le seul à rester après exclusion des deux autres groupes faisant partie de l’ensemble de ceux qui ont été comblés de grâces divines).
Les sens 3, 8 et 9 distinguent trois voies qui sont celles de trois ) groupes : ceux qui sont comblés de grâces, ceux qui encourent la colère et ceux qui sont égarés. Ce dernier sens, retenu entre autres par Ibn Katïr, se trouve conforté par des propos tels que celui-ci, rapporté de l’Imam ‘Ali : « Dieu Tout-puissant et Majestueux a ordonné à Ses serviteurs de Lui demander la voie de ceux qui ont été comblés de grâces, qui sont les Prophètes, les Justes, les martyrs et les gens de bien ; de prendre refuge en Lui contre la voie de ceux qui sont l’objet de [Sa] colère […] et de prendre refuge en Lui contre la voie des égarés […] »
Sourate al-Baqara
La structure syntaxique de ce verset présente plusieurs ambiguïtés :
1. Tout d’abord, on peut voir dans (ذلک الکتاب) un groupe nominal dont (هدی) ou (فیه هدی) serait le خبر, mais on peut aussi y voir une phrase nominale. Cette dernière analyse paraît la plus probante lorsqu’on fait le rapprochement avec le début des sourates 10, 12, 13, 15,26, 27,28 et 31, où (تلک آیات الکتاب) et (تلک آیات القرآن) sont indubitablement des phrases nominales.
2. Ensuite, فیه)) peut aussi bien être rattaché à l’expression qui précède, (لاریب), ou au mot qui suit, (هدیً). La présence de la tournure (لاریب فیه) aux versets 10.37 et 32.2, dans des contextes qui ne laissent subsister aucune ambiguïté, amènent à faire ici la même lecture, mais une autre question se pose alors : (لاریب فیه) signifie-t-il qu’il ne se trouve pas de doute (c’est-à-dire de chose douteuse) dans le livre ou bien qu’il n’y a pas de doute à son propos ? La traduction retenue permet, comme la tournure arabe, les deux interprétations. Par ailleurs, « sans [l’ombre d’] un doute » rend, de manière plus élégante que « sans aucun doute »,
Le لا النافیة للجنس .
3. Il y a enfin plusieurs possibilités d’analyse pour (هدیً), mais dans le cadre de la lecture que l’on a retenu, le plus probant est qu’il est en position de complément d’état (في موضع الحال), tout comme en 7.52 et 31.3.
Le verbe هَدی, que l’on a déjà rencontré en 1.6, a pour sens premier celui de « précéder quelqu’un pour le guider dans la bonne voie »
(هدیته أي تقدّمته لأرشده; Mu’gam maqaylsi l-luga). Le verbe «guider» en est donc un équivalent assez exact, puisque la première définition qu’en donne Le Robert est « accompagner (qqn) en montrant le chemin ».
Toutefois, هدی peut aussi tout simplement signifier « indiquer » le chemin
(دلّه علی الطریق ; cf. 76.3, (إنا هدیناه السبیل إما شکرا وإما شکورا)), voire « faire connaître » différentes voies عرّفه الطریق وبیّنها له); cf. 90.10, (وهدیناه النجدین), sens que l’on rendra alors par le verbe « montrer »41. Il faut d’ailleurs remarquer que les occurrences coraniques interdisent d’établir des liens stricts entre ces sens et chacune des diverses constructions de هدی »
(à savoir :هداه الطریق وللطریق وإلی الطریق), à l’exception de la construction هدی له, qui n’apparaît que trois fois (en 7.100, 20.28 et 32.26) toujours avec le sens de بیّن له..
La traduction du masdar هدیً pose plus de problèmes. Ce terme est donné par les lexicographes comme le contraire de ضلالة (l’égarement) et les significations de base qui lui sont attribuées sont celles de رشاد (le fait d’être dans la bonne voie) et de دلالة (le fait d’indiquer, de montrer la voie). Faute d’avoir en français des termes pour nommer « le contraire de l’égarement », « le fait d’être dans la bonne voie » et « le fait de montrer la bonne voie », on a été amené a recourir, après a autres’, au néologisme « guidance » . Conformément aux valeurs du suffixe « -ance », ce terme peut évoquer :
– « L’action de guider » ; هدیً est toutefois peu attesté en ce sens dans le Coran (cf. 92.12, (إنّ علینا للهدی), où l’on traduira par l’infinitif « guider »).
– « Le résultat de cette action », autrement dit « le fait d’être dans la bonne voie », qui s’oppose à « l’égarement » entendu comme « fait d’être égaré » (cf. , (أولئک الذین اشتروا الضلالة بالهدی.
• « Ce qui guide et montre la bonne voie », comme dans le présent verset, sens qui est le plus récurrent dans le Coran (هدیً s’appliquant à une chose qui guide tandis que le participe actif هادreste réservé à des personnes).
Il faut enfin remarquer que, par un glissement aisément compréhensible, هدیً peut désigner le chemin lui-même (cf. Lisân al- ‘arab : والطریق تسمّی هدیً) et pourra alors être rendu par « bonne voie ». On se servira aussi de cette traduction pour la tournure علی هدیً (cf. 2.5), qui signifie « dans la bonne voie » et s’oppose à l’expression في ضلال. Puisque l’on disposait d’un terme adéquat, il a en effet paru préférable de renoncer en ces cas à l’emploi du néologisme afin que la traduction soit plus expressive. (Voir aussi les importantes remarques sur les aspects de la guidance dans le Coran faites en 2.16.2. à propos de اهتدی etمهتد ون.)
. Le sens premier de la racine و ق ي est « protéger, préserver » (وقاه الله وقایة أی حفظه). Le sens propre de la forme réfléchie اتّقی est donc « se préserver » ou « se garder », par quoi l’on traduira parfois ce verbe. Cependant, Râgib Isfahâni fait ajuste titre la remarque suivante :
La تقوی consiste à mettre son âme à l’abri de ce qu’elle a à craindre. Ceci est son sens propre, et à partir de là, tantôt la « crainte » est nommée تقوی et tantôt c’est la تقوی qui est nommée « crainte », la chose impliquée étant désignée par le nom de la chose qui implique et vice versa.
Ainsi, le verbe اتّقی est parfois employé dans le sens de خاف et sera alors être traduit par « craindre », en particulier lorsqu’il a Dieu pour complément (il faut d’ailleurs remarquer à ce propos que l’on « se préserve » « d’une chose néfaste, d’un danger ou d’un mal » et que l’on ne peut donc en aucun cas employer ce verbe par rapport à Dieu).
Enfin, il faut aussi prendre en compte un autre sens de تقوی et d’autres termes de la même famille, sens qui est en fait devenu le sens propre de ces mots dans le vocabulaire religieux et que Râgib Isfahâni évoque en disant que « dans le vocabulaire religieux, le mot تقوی en est venu à désigner le fait de préserver son âme du péché ».
C’est en raison de ce sens que l’on pense immédiatement à des termes de la famille de « piété ». Pourtant, ces mots ne semblent pas les plus adéquats et on leur a préféré des dérivés de « vertu ».
La « vertu » est en effet définie comme une «disposition constante qui porte à faire le bien et à éviter le mal » (Larousse) ou comme une « force morale appliquée à suivre la règle, la loi morale » (Robert, sens LA.2.).
Ces définitions du mot « vertu » correspondent donc bien au sens propre de تقوی, dont on vient de donner la définition d’après Râgib Isfahâni.
En conséquence, تقوی sera en principe « la vertu », متّق et تقيّ désigneront le «vertueux » ou «homme de vertu», et اتّقی variera entre «se préserver», «se garder», «craindre» et «être vertueux». Cette dernière traduction sera en principe préférée chaque fois que اتّقی n’aura pas de complément d’objet, tandis que «craindre» prévaudra généralement dès qu’il y aura un tel complément, le plus souvent Dieu (اتّقوا الله) ou le Feu de l’Enfer (اتّقوا النار).
Trois analyses syntaxiques sont possibles pour les versets 3 à 5 (cf. Kassâf) :
1. soit les versets 3 et 4 sont coordonnés et sont relatifs à (للمتقین), tandis que le verset 5 inaugure une nouvelle phrase. Une distinction peut alors encore intervenir suivant que l’on considère ces deux versets comme décrivant chacun un groupe différent de « vertueux » (auquel cas les deux versets devraient se trouver coordonnés dans la traduction) ou au contraire comme décrivant ensemble les qualités que doivent réunir les « vertueux ». C’est ce dernier sens qui a été retenu pour la traduction, car il est conforté aussi bien par les commentaires des Gens de la Demeure prophétique que par ceux de la plupart des autres commentateurs ;
2. soit le verset 3 seul est relatif à (للمتقین), le verset 4 inaugurant une (Suite) nouvelle phrase dont le verset 5 constitue le خبر : « Ceux qui ont foi en ce qui est descendu vers toi…, ceux-là sont dans la bonne voie… » ;
3. soit, enfin, aucun des versets 3 et 4 ne sont relatifs à (للمتقین) : ils sont bien coordonnés (avec les deux distinctions possibles déjà évoquées en 1.), mais inaugurent ensemble une nouvelle phrase dont le خبر est constitué par le verset 5. Le sens serait donc analogue à celui de l’hypothèse précédente : « Ceux qui ont foi en l’invisible…, ceux-là sont dans la bonne voie… ».
A propos de (ویقیمون الصلاة وممّا رزقناهم ینفقون), voir 8.3, 13.22, 14.31, 22.35, 32.16, 35.29, 42.38 (et aussi 4.39).
Pour traduire (الذین), il faut bien prêter attention aux diverses valeurs que ce pronom peut avoir dans chacune de ses occurrences (quels que soient son genre et son nombre). On distinguera principalement :
1. une valeur déterminative (صفة مقیّدة), qui détermine un sous-ensemble au sein de l’ensemble qualifié, comme dans le verset 107.4-5 فویل للمصلین) الذین هم عن صلاتهم ساهون) : la malédiction concerne ici, non pas ceux qui font la Prière, mais ceux qui font la Prière en étant inattentifs à leur Prière.
Une telle valeur sera généralement rendue en français par le pronom relatif non séparé de son antécédent par une virgule (« Malheur aux orants qui sont inattentifs à leur Prière ») ;
2. une valeur explicative simple (صفة مبیّنة), qui décrit le qualifié, comme ce pourrait être le cas dans le présent verset, qui pourrait alors être traduit ainsi : « guidance pour les vertueux, qui ont foi en l’invisible, accomplissent la Prière… ». Dans ce cas, le pronom relatif est généralement, en français, séparé de son antécédent par une virgule ;
3. une valeur explicative marquée (للإفصاح), qui explicite le qualifié. Dans ce cas, الذي est considéré comme le complément d’un verbe sous-
entendu ayant le sens de أعني, « c’est-à-dire » (…أعني الذین یؤمنون). Cette valeur, qui a paru mieux convenir pour le présent verset que la valeur explicative simple, sera généralement rendue par le pronom démonstratif « celui » (ou « celle, ceux, celles ») suivi d’une proposition relative (ici : « ceux qui ont foi… », dans le sens de « c’est-à-dire ceux qui ont foi… ») ;
4. une valeur laudative للمدح)), qui met en valeur le qualifié et équivaut à la tournure هم الذین. Cette valeur sera généralement rendue par un pronom personnel suivi d’une proposition relative (cf. en 2.21 « …اعبدوا ربّکم الذي خلقکم ») que l’on a traduit par : « Servez votre Seigneur, Lui qui vous a créés… »).
On a traduit آمن par « avoir foi » ou « avoir la foi » plutôt que par « croire », d’abord en raison de la dévalorisation du terme « croire » en français contemporain (on « croit » maintenant en toutes sortes de choses, puisque l’on n’a plus foi en Dieu). Mais il y a plus que cela : c’est que الإیمان désigne bien autre chose que la simple « croyance » en l’existence de Dieu (qui correspondrait plutôt à l’arabe اعتقاد). Ainsi, le Diable (Iblis, en arabe) est bien convaincu de l’existence de Dieu, puisque, comme le rapporte le Coran, il s’est entretenu avec Lui, mais on ne peut en aucun cas dire du Diable qu’il est مؤمن, parce qu’il lui manque cette attitude de confiance et de fidélité qui fait précisément la « foi ».
Donc, الإیمان étant la « foi », الذین آمنوا (ou الذین یؤمنون) sont « ceux qui ont foi en… » ou «ceux qui ont la foi» (suivant que le verbe a un complément ou qu’il est employé absolument) ; le participe actif مؤمن sera traduit par «ayant la foi » lorsqu’il a une valeur adjectivale ou participiale (cf. 2.221 أمة مؤمنة)), « une esclave ayant la foi ») ; le même participe actif sera généralement traduit par « gens de foi », lorsqu’il a valeur de substantif (cf. 2.8 وما هم بمؤمنین)), « alors qu’ils ne sont pas gens de foi », et 2.93, 248, 278..إن کنتم مؤمنین)), « si vous êtes gens de foi »).
Lorsqu’il est déterminé et désigne la communauté du Prophète, le même substantif المؤمنون sera le plus souvent traduit par « les fidèles » (cf. (وبشری للمؤمنین), « et bonne nouvelle pour les fidèles)). Les « fidèles » apparaissent en effet, et sont parfois explicitement mentionnés, comme un groupe déterminé aux côtés du Messager de Dieu, ce qui ne permet pas de traduire alors par « ceux qui ont la foi » ou par « les gens de foi » (cf. 2.285
آمن الرسول…والمؤمنون)) , « le Messager a foi… Les fidèles [aussi]) ; 9.26 (ثم أنزل الله سکینته علی رسوله وعلی المؤمنین), « Dieu a fait descendre Sa Sakïna sur Son Messager et sur les fidèles). Mais le terme « fidèle », malgré sa parenté avec le mot « foi », n’aurait pas pu être employé de manière adjectivale ( (أمة مؤمنة)=esclave fidèle ») ou en tant que substantif indéterminé
إن کنتم مؤمنین)), « si vous êtes fidèles » ou « des fidèles »), en raison de la confusion avec d’autres sens du même mot.
L’expression بالغیب)) apparaît spontanément comme le complément de (یؤمنون). Ce sens est évoqué dans les commentaires des Gens de la Demeure prophétique ainsi que dans la plupart des autres commentaires : on l’a donc retenu pour la traduction. Certains commentateurs (cf. Zamahsarï, Ibn Katir, etc.) mentionnent néanmoins que cette expression pourrait aussi être en position de complément d’état (في موضع الحال) comme dans d’autres occurrences coraniques de cette expression (cf. 5.94, 12.52, 36.11, 50.33, 57.25 et plus particulièrement la tournure ((الذین یخشون ربهم بالغیب aux versets 21.49, 35.18 et 67.12). Le sens de l’expression pourrait alors être soit qu’« ils ont foi alors qu’ils ne voient pas ce en quoi ils ont foi » (Kassâf), sens qui se rapproche de celui retenu pour la traduction ; soit qu’« ils ont foi lorsque personne ne les voit » (cf. Ibn Katir : یؤمنون بالشهادة و قال بعضهم یؤمنون بالغیب کما) et qu’ils ne sont donc pas comme les hypocrites qui « n’ont foi qu’en public » (cf. 2.14).
Le verbe رزق a trois significations principales et il ne semble pas qu’il y ait un terme français qui permette de rendre compte de ces trois sens. Il faudra donc recourir à plusieurs termes pour traduire ces divers sens, en particulier :
• celui d’« accorder» un don traduction qui s’impose pour des invocations telles que ارزقنی ولدًا صالحا وحاجّا مبرورًا, mais qui ne semble pas intervenir dans le Coran ;
• celui de « nourrir », dans le sens de « pourvoir en nourriture », l’emploi de ces termes s’imposant clairement dans des versets comme 2.233(وعلی المولود له رزقهنّ وکسوتهن) 16.67 (تتّخذون منه سکرًا ورزقًا حسنًا) ou18.19 (فلینظر أیّها أزکی طعاما فلیأتکم برزق منه)) ;
• enfin, celui plus général de « pourvoir », en choses matérielles comme immatérielles (les connaissances, par exemple), en ce monde ou dans l’autre.
Comme la notion de « pourvoir » inclut celle de « nourrir », on peut parfois hésiter pour la traduction, mais l’on a en principe choisi « nourrir » et « nourriture » chaque fois qu’il est clairement question de choses qui se mangent ou se boivent, « pourvoir » étant réservé aux cas où ce qui est donné ne relève pas uniquement du domaine alimentaire.
A l’occasion de la traduction du « passé » رَزَقنا par le présent « pourvoyons », il n’est pas inutile de faire une remarque à propos de l’utilisation des « temps » en arabe et de leur traduction en français. Pour simplifier les choses, il vaut d’ailleurs mieux renoncer à la notion de « temps » au profit de celle d’« aspects » ou «modalités de réalisation». On peut en effet remarquer qu’en arabe, et plus particulièrement en arabe classique, un état ou une action sont considérés soit comme « réalisés », soit comme encore « non réalisés » et que le ماضي et le مضارع (que l’on nommera dorénavant « accompli » et « inaccompli ») servent précisément à dénoter ces deux
modalités de réalisation. Dès que l’on voit les choses ainsi, l’emploi de ces deux « aspects » en arabe n’apparaît plus aussi problématique ou incohérent que certains l’ont pensé, bien au contraire. En effet, même l’emploi de l’accompli dans des phrases conditionnelles qui évoquent des réalités qui n’ont encore aucune réalisation et ne sont en rien « accomplies » relève encore de la plus grande rigueur logique. Ce n’est qu’en apparence, en effet, qu’il peut paraître surprenant de dire إن درستَ نجحتَ, alors que ni l’étude, ni la réussite n’ont encore la moindre réalisation effective.
En réalité, la proposition arabe est d’une logique mathématique et revient à dire : si A est réalisé, B est réalisé (en symboles mathématiques : A => B). Il n’y a non plus rien d’étonnant à ce que l’on doive souvent rendre en français un « accompli » par un présent ou un futur. Quelques exemples permettront d’illustrer la chose.
Dans l’expression (کلا منها رغدًا حیث شئتما) (2.35), il est clair que شئتما حیث) correspond en français au futur
« Partout où vous voudrez ». L’emploi de l’accompli est pourtant pleinement justifié en arabe, parce que le fait de «vouloir» précède nécessairement celui de «manger» et qu’il est donc toujours
« Accompli » au moment de manger. En français, par contre, l’emploi d’un passé (« partout où vous avez voulu ») ferait référence à un acte de volition qui aurait déjà eu lieu une fois pour toute.
De même, l’expression جعلني مبارکًا أینما کنت)) (19.31) signifie « II a fait de moi une bénédiction partout où je serai » : c’est l’accompli qui doit être employé en arabe, car il ne peut être une bénédiction que là où sa présence est devenue un fait accompli, mais on ne peut employer le passé en français, car cela voudrait dire qu’il est une bénédiction partout où il est passé, alors qu’il n’est encore passé nulle part.
Même chose encore pour l’expression أعدّوا لهم ما استطعتم من قوّة ) ) (8.60), « préparez pour eux les forces que vous pourrez », ou l’emploi de l’accompli est parfaitement logique, puisqu’il faut bien d’abord pouvoir avant de préparer.
L’on pourrait ainsi multiplier les exemples qui illustrent (mais avec une explication différente) une remarque faite par Sylvestre de Sacy dans sa Grammaire arabe (v.l p.85), à savoir que les verbes employés au ماضی après des mots conjonctifs tels que کیفما ، کیف ،أینما ،أین ،أنّی ،متی ،مهما ،حیث ،کلما ،أيّ ، مَن ، ما , etc., doivent être entendus comme des futurs, « ce qui n’empêche pas qu’on ne doive souvent les rendre en français par le présent ».
C’est précisément le cas ici pour (ومما رزقناهم ینفقون) comme pour d’autres expressions analogues (par exemple, en 2.57, کلوا من طیّبات ما رزقناکم)). L’emploi de l’accompli est, là encore, logiquement justifié puisqu’il faut bien que l’action de pourvoir en nourriture soit accomplie pour qu’il soit possible de prodiguer ou de manger. Mais l’acte de pourvoir est permanent et non pas révolu dans le passé, et c’est pourquoi il doit être traduit par un présent de valeur permanente. C’est en effet de ce « dont Nous vous pourvoyons » chaque jour qu’il vous faut prodiguer ou manger, et non pas de quelque chose « dont Nous vous avons pourvus » une fois pour toutes. (Voir aussi l’étude 2.23.2. sur l’emploi deكان à l’accompli).
On pourrait s’étonner du fait qu’il soit parlé au passé de la Révélation descendue sur le Prophète Muhammad, Dieu le bénisse lui et les siens. Il faut d’abord remarquer à ce propos que deux formes verbales de la même racine servent essentiellement à parler de la « descente » du Coran : la forme أنزل et la forme نزّل – Les lexicographes font correspondre ces deux formes verbales à deux modalités ou deux étapes de la révélation du Coran. La forme أنزل désignerait ainsi plus particulièrement la révélation du Coran de manière globale et synthétique, révélation qui eut lieu une fois pour toute dans cette nuit du mois de Ramadan que le Coran nomme لیلة القدر. Quant à la forme نزّل, elle évoquerait plutôt la révélation successive des versets du Coran «étoile par étoile» au cours des vingt-trois années de la mission du Prophète, que les Bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens53. On peut d’ailleurs remarquer à ce propos que seule la forme نزّل apparaît parfois au مضارع pour parler de la descente du Coran, ce qui n’est jamais le cas de la forme أنزل, et pour cause, puisque la descente du Coran sous forme synthétique est déjà accomplie. Telle est la raison pour laquelle Dieu parle, au passé, de « ce qui fut descendu vers toi [comme Révélation] ».
A propos des verbes نزّل et أنزل, il faut encore remarquer que le sujet des formes actives est généralement Dieu et que, de ce fait, le sens de ces verbes est factitif : Dieu « fait descendre » la Révélation (2.23, 41, 90, 91, 102…), la manne (2.57), un fléau (2.59), une faveur (2.90) ou des signes (2.99). Ce n’est que dans des cas exceptionnels, comme en 2.97 où le sujet de نزّل est
Gabriel, que l’on peut traduire ces verbes par « descendre », car Gabriel «descend» effectivement lui-même le Coran en ce sens qu’il le « porte de haut en bas ». Que faire alors avec les formes passives أنزل et نزّل, puisque le factitif « faire descendre » n’a pas de passif ? Trois solutions se présentent.
La première serait de recourir au pronom indéterminé « on », qui sert souvent à rendre le مجهول de l’arabe, et de traduire ainsi (ما أنزل إلیک) par « ce que l’on fit descendre vers Toi », mais il n’apparaît vraiment pas convenable d’employer à propos de Dieu un pronom qui désigne « les hommes en général », « les gens » ou « une personne quelconque ».
La seconde solution serait d’utiliser le passif du verbe « descendre » (« ce qui fut descendu vers toi »), mais cela laisserait entendre que le sujet réel du verbe (أنزل) serait l’ange porteur de la Révélation, puisque « ce qui fut descendu » est le passif de « ce que l’on descendit » et non pas de « ce que l’on fit descendre ».
La troisième solution consiste alors à employer la forme active du verbe « descendre ». En effet, par rapport à l’objet de la descente, « ce que l’on fit descendre » est bien la même chose que « ce qui est descendu ». Or, non seulement cette dernière solution ne présente pas d’inconvénient majeur, mais elle offre l’avantage de permettre l’emploi de formes verbales simples (« descend » vs. «Est descendu» ; « descendit » vs. « Fut descendu » ; « est descendu » vs. « A été descendu »…).
الآخرة s’oppose à الدنیا et, dans les deux cas, il faut sous-entendre le substantif الدار : الدنیا signifie donc littéralement « [la demeure] la plus proche » ou « la plus basse » et désigne « ce (bas) monde » ou « le monde d’ici-bas», tandis que الآخرة signifie «[la demeure] dernière » et désigne l’« autre monde ». On ne peut pourtant adopter la traduction « dernière demeure » pour la raison qu’en français, cette expression désigne la tombe, et non pas l’au-delà.
Une structure récurrente du Coran est celle qui est constituée par un pronom démonstratif en position de مبتدأ (le plus souvent أولئک) suivi d’un خبر qui peut être :
1. un nom (cf. 2.39, أولئک أصحاب النار)));
2. une expression introduite par une préposition (جارّ ومجرور, comme dans le présent verset : (أولئک علی هدیً)) ;
3. une proposition constituée d’un verbe et de son sujet (cf. 2.121, (أولئک یؤمنون به));
4. ou une proposition introduite par un pronom relatif (cf. 2.16 « أولئک الذین اشتروا الضلالةبالهدی
5. On trouve aussi fréquemment une tournure d’insistance avec reprise du pronom, comme dans le présent verset (أولئک هم المفلحون)), tournure qui peut être analysée de diverses manières.
Deux tournures seront proposées pour rendre ces structures, suivant que أولئک (ou tout autre pronom démonstratif) sera traduit par « ceux-là » (ou le pronom démonstratif adéquat) ou bien par le présentatif« voilà ». D’une manière générale :
• la tournure de base « ceux-là ont/sont/etc. » sera presque toujours employée dans les cas 1, 2 et 3 (mais on a déjà rencontré « voilà le Livre » pour (ذلک الکتاب) ;
• le cas numéro 4 sera normalement rendu par « voilà ceux », car «ceux-là sont ceux » ne serait pas heureux ;
• enfin la tournure d’insistance …أولئک هم sera en principe rendue par «les voilà…», le gallicisme « ce sont eux… » se trouvant mieux employé pour traduire d’autre structures pronominales : la tournure خبر+إنهم هم (ou …إنّه هو, …إنّکم أنتم ; cf. 2.12-13, 37…), ainsi que la tournure …هو الذي ,هم الذین … (« c’est lui qui », « ce sont eux qui » ; cf. 2.29, 48.25…)
On peut légitimement s’interroger sur la nécessité et l’opportunité de
traduire la particule إ ن Cette particule est traditionnellement définie par les
grammairiens comme «particule d’insistance» (حرف توکید ; cf. Mugnï l-
labïb, v. 1 p.37), mais cette valeur apparaît considérablement estompée dans
les emplois de إنّ en arabe médiéval et moderne. En effet, il est quasiment
devenu de règle d’employer إنّ dans deux cas : pour introduire une
proposition nominale indépendante et pour introduire un discours rapporté
après le verbe قال, « dire ». Dans ces deux cas, il n’est donc plus possible
d’attribuer à إنّ une valeur d’insistance : il ne s’agit plus que d’une marque
signalant le début d’un discours, marque qui n’a donc pas à être traduite
lorsqu’elle est en position d’ouverture d’une phrase nominale indépendante
et qui est rendue par les guillemets ouvrants lorsqu’elle introduit des propos rapportés.
Seulement voilà : pour les deux cas qui viennent d’être mentionnés, cette règle ne s’applique pas à l’arabe du Coran.
En effet, on trouve fréquemment dans le Coran des propositions nominales indépendantes commençant directement par leur مبتدأ, sans présence de إنّ, alors que l’on retrouve dans un autre verset la même structure introduite par إنّ, ce qui confère nécessairement à cette particule une valeur significative. Ainsi, dans la sourate al-Baqara, on trouve neuf occurrences de proposition nominale commençant par (إنّ الذین …) (2.6, 62, 144, 159, 161, 174, 176, 218, 277), mais l’on en trouve sept autres qui commencent directement par الذین…)) (2.39, 121, 146, 234, 262, 274, 275). De plus, il apparaît impossible de vouloir faire ici des distinctions entre divers types de propositions nominales, car on retrouve les mêmes structures avec et sans إ ن On trouve ainsi au verset 2.144(إن الذین أوتوا الکتاب لیعلمون …) et au verset 2.146 (الذین آتیناهم الکتاب یعرفونه…) deux phrases nominales dont le خبر est une proposition verbale, l’une avec إنّ et l’autre sans إنّ ; on trouve aussi, aux versets 2.39 et 2.121, deux phrases nominales dont la structure est (الذین… أولئک…), tandis que cette même structure est introduite par إ ن aux versets 2.159, 161, 174 et 218 ; enfin, les versets 2.262 et 2.274 présentent la structure (الذین… لهم أجرهم …) tandis que le verset 2.277 introduit cette même structure par إنّ .
Il en va de même pour les discours rapportés après le verbe قال. Pour ne donner qu’un exemple, on pourrait être tenté de considérer إنّ comme non significatif dans le verset 2.14 (قالوا إنا معکم…). Pourtant, le rapprochement avec le verset 3.52 (قال الحواریون نحن أنصار الله), par exemple, impose au contraire de ne pas dépouiller إنّ de sa valeur. Faute d’une particule équivalente en français, on a rendu cette valeur d’insistance de إنّ par l’expression « en vérité », préférant garder l’adverbe « certes » pour rendre la particule d’insistance ل (لام التوکید). L’arabe fait un intense usage de particules et tournures d’insistance, qui se trouvent même parfois combinées, alors qu’une telle récurrence est insolite en français. Il a cependant paru nécessaire de conserver autant que possible ces structures afin de mieux refléter la constitution originelle du texte révélé.
Le verbe کفر, ses masdar-s et son participe actif ont de multiples sens, lesquels dérivent tous d’un sens premier qui est celui de « cacher », « dissimuler », « recouvrir » (cf. Mufradât : الکفر في اللغة ستر الشيء elKitâb al- ‘ayn : کل شيء غطی شیئا فقد کفره). Ainsi, ;کافر peut désigner des choses aussi différentes qu’un habit qui en couvre un autre, la nuit, la mer ou un grand fleuve, le coucher du soleil, une terre isolée ou un hameau perdu, un cultivateur, etc. (cf. Kitâb al- ‘ayn, Sihâh, etc.).
Dans le Coran, en dehors d’une occurrence (57.20) où کافر est à entendre dans le sens de « cultivateur », le verbe كفر les noms کفر, کفران, کافر (avec ses pluriels کفار et کفرة) et les intensifs کفور et کفار interviennent soit avec la signification première que nous venons de voir (« cacher, dissimuler, recouvrir », voire « renier »), soit, le plus souvent, avec deux sens particuliers s’opposant, l’un à « la gratitude », l’autre à « la foi », ce dernier sens, spécifiquement « islamique », apparaissant lui-même comme dérivé du précédent. L’Imam Sâdiq donne à ce propos les précisions suivantes :
« Le kufr apparaît dans le Livre de Dieu avec cinq significations :
1. et 2. Le kufr qui est «refus de reconnaître» (کفر الجحود), et qui a lui-même deux aspects :
a)[d’une part] nier la Seigneurie divine (جحود الربوبیة) et [dire] qu’il n’y a ni Paradis ni Enfer, comme le professent certains hérétiques et matérialistes-[…] ;
b)d’autre part nier ce que l’on sait fort bien être la vérité, comme le rapporte le Très-Haut lorsqu’il dit : « ils le nièrent alors qu’ils le savaient en toute certitude » ;
3- le troisième sens est l’ingratitude (کفر النعمة) ; le Très-Haut dit : « Si vous êtes reconnaissants, Je vous donnerais davantage, et si vous êtes ingrats, Mon tourment est en vérité fort sévère » ;
4- le quatrième sens est l’abandon de ce que Dieu a ordonné. C’est ce
sens que l’on trouve dans la parole du Très-Haut : « Auriez-vous donc foi en
une partie du Livre tout en mécroyant en une [autre] partie ? »
5- le cinquième sens est le kufr de désaveu (کفر البراءة). C’est celui que
l’on trouve dans la parole du Très-Haut rapportant ce qu’Abraham dit à son
peuple : « (nous vous renions).
En ne considérant pour le moment que le verbe, on voit qu’il faut envisager des traductions multiples selon ses diverses occurrences. Ainsi :
1. lorsqu’il s’agit du contraire de آمن, il faut envisager quelque chose comme « refuser de croire ». Il faut en effet considérer que le verbe کفرَ évoque le plus souvent une attitude active et non la simple absence d’un état (Suite) d’âme. Pour cette raison, il faut renoncer aux traductions telles que « ne pas croire » ou « être infidèle ». Il ne s’agit pas simplement de « ne pas croire », il s’agit d’un «refus de croire», «d’admettre » et de « reconnaître ». On a donc songé à remettre en vigueur l’ancien verbe français « mécroire », qui signifie précisément «refuser de croire», et qui présente l’immense avantage d’être de la même famille que le substantif « mécréance » et l’adjectif « mécréant ». En se reportant au Littré, on peut de plus constater que, tout comme «croire», le verbe « mécroire » peut se rapporter à des personnes comme à des choses et qu’il est susceptible des mêmes constructions, puisqu’il peut être employé sans complément ou avec un complément d’objet direct ou encore avec un complément indirect introduit par « en » (le régime avec « à », tout en devant analogiquement être possible, n’est pas signalé).
2. Lorsqu’il est question du contraire deشَکَرَ, le sens de کَفَرَ sera celui de « faire preuve d’ingratitude » ou « se montrer ingrat » ou encore « refuser de rendre grâce », « refuser sa reconnaissance », etc.
3. Lorsque کَفَرَ reprend son sens premier et devient synonyme de جَحَدَ, il
faudrait le traduire tantôt par « nier » et tantôt par « renier ».
Lorsque کَفَرَ reprend son sens premier et devient synonyme de جَحَدَ, il
faudrait le traduire tantôt par « nier » et tantôt par « renier ».
4- Parfois, کَفَر évoquera, non pas une attitude générale, mais simplement le fait de prononcer une parole ou de faire un acte qui relève de la mécréance
ou de l’ingratitude. En ce cas, il faudrait songer à des structures telles que «se montrer ingrat» ou «mécréant», ou encore «parler / agir en ingrat » ou « en mécréant ».
5- D’autres fois, enfin, کَفَر désignera bien l’état de la personne,
autrement dit le fait d’« être ingrat » ou « mécréant ».
Les structures du type (ولهم عذاب عظیم) ل + ضمیر + مبتدأ مؤخّر)) seront, chaque fois que c’est possible, rendues par la tournure impersonnelle « il y a pour (eux, vous, etc.) telle chose ». Cette traduction peut paraître moins esthétique qu’une phrase personnelle du genre : « ils auront un immense tourment», mais il vaut mieux s’y tenir, car des implications théologiques sont souvent en jeu. Il n’est en effet pas indifférent de dire que les gens du Paradis « auront » des Paradis et des épouses sans souillures (cf. 2.25) et que les gens de l’Enfer « auront » un immense et douloureux tourment (cf. 2.7, 10), ou de dire au contraire que «il y a pour eux » Paradis et épouses ou flammes et tourments. C’est toute la question théologique de l’existence actuelle des récompenses et châtiments qui est là enjeu : ce n’est certes pas ici le lieu de la développer, mais il est clair, avec un tel enjeu, que le mieux à faire est de s’en tenir aussi strictement que possible au texte et de ne pas ajouter de valeur temporelle là où il n’y en a pas. On peut d’ailleurs remarquer que dans des cas où l’on se trouve presque inévitablement conduit à introduire une valeur temporelle, celle-ci est généralement appelée par le temps du verbe d’une autre proposition (ainsi, en 2.61 : « Descendez dans un lieu habité, et certes vous aurez ce que vous demandez ! », c’est l’impératif qui entraîne et justifie le futur).
Sur le comportement hypocrite et le fait de prétendre mensongèrement avoir la foi, voir 2.14, 3.119, 167, 5.41, 61, 9.8, 48.11, 49.14…
La graphie du texte coranique ne distingue pas les deux formes verbales dérivées de la racineخ د ع qui se trouvent dans ce verset. La lecture de Hafs, qui sert de base aux éditions actuellement les plus répandues du Coran, lit ici deux formes différentes (یخادعون) et یخدعون)).
De ce fait, on a traduit la forme simple par « tromper » et la forme dérivée
par « chercher à tromper », l’une des valeurs évoquées par le schème فاعل
étant l’idée de faire effort pour réaliser l’acte évoqué par la racine (cf. قتل et
قاتل). Cependant, d’autres lectures (dont celle de Wars », répandue en Afrique
du Nord et dans le Sahel) ne distinguent pas ces deux formes et lisent
یخادعون)) dans les deux occurrences-. Toutes deux auraient ainsi le sens de
« tromper », la forme dérivée se ramenant alors au sens de la forme simple.
Bien entendu, il faudrait en ce cas prendre la phrase « ils trompent Dieu »,
non pas au sens propre, mais en ce sens qu’« ils agissent envers Dieu comme
agit un trompeur » (cf. KaSSâf).
Au contraire de verbes tels que فقه, عقل, علم, etc., le verbe شعر évoque une modalité de connaissance relevant de la « sensation » et ne nécessitant pas l’intervention de l’intelligence et de la réflexion. Ce genre de perception intuitive correspond assez bien au français « avoir ou prendre conscience », qui réfère précisément à une « connaissance immédiate, intuitive, plus ou moins vague (dans quelque domaine que ce soit) » (Le Robert).
Voir 9.77 et, pour l’expression (في قلوبهم مرض), 5.52, 8.49, 9.125, 22.53, 24.50, 33.12, 32, 60,47.20, 29,74.31.
. Peu de commentateurs ont évoqué, sans forcément la retenir d’ailleurs, l’idée que فزادهم الله مرضا)) puisse être une formule de malédiction signifiant : « Que Dieu ajoute à leur mal » (voir Qurtubî, par exemple). Pour la quasi-totalité des commentateurs, cette phrase est énonciative et coordonnée à la précédente. Ce sens se retrouve d’ailleurs explicitement dans les versets 9.124-125 :
«وإذا ما أنزلت سورة فمنهم من یقول أیّکم زادته هذه إیمانا فأما الذین آمنوا فزادتهم إیمانا وهم یستبشرون وأما الذین في قلوبهم مرض فزادتهم رجسا إلی رجسهم وماتوا وهم کافرون»
L’expression ((فزادتهم رجسا إلی رجسهم)) montre bien que le mot (مرضا) n’est pas un «spécificatif » (تمییز), mais un second complément d’objet. La tournure signifie donc littéralement « Dieu leur ajoute un mal ». L’expression n’étant pas correcte en français, il faut recourir à une autre tournure. On peut de prime abord penser à employer un verbe tel que « accroître » ou « augmenter » (« Dieu augmente leur mal » ou « Dieu accroît leur mal »), mais deux problèmes se posent alors : d’une part ces emplois bouleversent complètement la structure de la phrase arabe ; d’autre part ces tournures ne sont plus d’aucune utilité dans le cas d’expression comme celle qui vient d’être cité
((فزادهم رجسا إلی رجسهم), littéralement : « elle leur ajoute une souillure à leur souillure »). Il paraît donc préférable de conserver le verbe « ajouter », qui peut être doublement transitif et qui sera alors employé tantôt avec deux compléments (direct et indirect : « elle ajoute une souillure à leur souillure ») et tantôt avec un unique complément direct (« Dieu [y] ajoute un mal », avec remplacement du complément indirect « leur » par un complément de lieu « [y] » référant à « leurs cœurs »).
. La lecture de Hafs est ici یکذبون)), « mentir », tandis que d’autres, dont WarS, lisent یکذبون)), « traiter de menteur ». Dans le premier cas (qui a servi de base à la traduction puisqu’il s’agit de la lecture actuellement la plus courante), c’est pour avoir menti sur leur foi que les hypocrites seront sévèrement châtiés ; dans le second cas, c’est pour avoir considéré le Prophète comme menteur. On remarquera cependant que sur ce dernier point les hypocrites ne se distinguent pas des autres mécréants et qu’il n’y a donc pas de raison de justifier spécifiquement leur châtiment par ce motif. Par contre, leur mensonge à propos de leur foi est bien ce qui les caractérise en propre et ce point mérite donc bien d’être mentionné en rapport avec leur châtiment. Comme c’est ce mensonge particulier qui est la raison de leur douloureux châtiment, et non pas n’importe quel mensonge, on a ajouté la précision « ainsi » entre crochets : « d’avoir [ainsi] menti ».
A propos de لاتفسدوا في الأرض)), voir 2.11, 7.56, 85 ; voir aussi l’expression apparentée (لاتعثوا في الأرض مفسدین) (2.60, 7.74, 11.85, 26.183, 29.36) et, plus généralement, la notion de فساد في الأرض)) (2.27, 30, 205,7.127, 12.73, 13.25, 17.4, 26.152, 7.47, 38.28, 47.22).
L’idée de la racine (ف س د) est celle de « perte du juste équilibre »
(الفساد خروج الشيء عن الاعتدال), de cet équilibre qui fait qu’une chose est « en bon ordre » et conforme à ce qu’elle doit être (الفساد نقیض الصلاح).
Le sens précis de cette altération de l’ordre et de l’équilibre varie ensuite selon les domaines auxquels elle se rapporte : pourriture, croupissement, corruption, décomposition, dérèglement, dépravation, perturbation, désordre, confusion, trouble, iniquité, etc.
Dans le Coran, seuls quatre dérivés de cette racine sont employés, à savoir : أفسد، فسد ،فساد et مفسد. La plupart du temps, ils sont employés de manière absolue (comme dans le présent verset لاتفسدوا في الأرض)) ou en 2.220
والله یعلم المفسد من المصلح))…) , ce qui ne permet pas d’en déterminer le sens précis avec rectitude. Lee sas où ces termes sont employés en situation permettent cependant de voir que la notion morale de corruption et de dépravation n’est pas prédominante, même si elle est généralement impliquée, et que l’idée centrale est celle de désordre :
Soit par rapport à l’ordre de l’univers, comme dans les versets 23.71
لفسدت السماوات والارض)) et 21.22 لو کان فیهما آلهة إلا الله لفسدتا)) (on
pourrait en ces cas parler de « sombrer dans le chaos ») ; soit par rapport à l’ordre social (voir, par exemple, les versets 27.34
(إن الملوک إذا دخلوا قریة أفسدوها وجعلوا أعزّة أهلها أذلّة) ou 12.73
(ما جئنا لنفسد في الأرض وما کنّا سارقین)) ; soit même du point de vue des partisans d’un ordre social réprouvé (comme en7.127
(وقال الملأ من قوم فرعون أتذر موسی وقومه لیفسدوا في الأرض)
ou 40.27 (وقال فرعون ذروني أقتل موسی ولیدع ربّه إنّي أخاف أن یبدّل دینکم أو أن یظهر في الأرض الفساد)) ; le désordre pouvant enfin aller jusqu’au ravage et à la dévastation (comme dans les versets 2.205 (لیفسد فیها ویهلک الحرث والنسل) ou 28.4
(یذبّح أبناءهم ویستحي نساءهم إنّه کان من المفسدین)
Si l’on peut traduire فسا د par « chaos » lorsque le désordre est considéré par rapport au cosmos (« les cieux et la terre »), on a pensé que le terme
« Iniquité » était le plus adéquat pour rendre cette notion chaque fois que le trouble et le désordre sont envisagé par rapport à l’homme, aussi bien dans
le domaine social que dans le domaine moral. En effet, l’« iniquité » désigne d’une part une grave injustice (or le contraire de la justice, عدل, est aussi le contraire de l’équilibre, اعتدال), mais il est aussi synonyme de « corruption des mœurs, dépravation, état de péché » (voir Le Robert, qui donne d’ailleurs ce sens comme premier) et désigne par extension tout « acte contraire à la morale et à la religion » (ibid.) et tout « acte inique » du genre «assassinat, crime, usurpation» (ibid.). On a alors traduit le participe actif مفسد par « ouvrier d’iniquité » et le verbe أفسد par « faire œuvre d’iniquité », gardant l’expression « répandre l’iniquité » pour rendre la tournure
(یسعون في الأرض فسادا) (5.33, 64).
أصلح signifie, soit «faire le bien» (auquel cas on traduira ce verbe par « faire œuvre de bien »), soit « agir pour rétablir le bien, le bon ordre des choses, la bonne entente, etc. » (auquel cas on le rendra par «œuvrer au bien », puisque « œuvrer à quelque chose » ou « travailler à quelque chose » signifie « agir dans ce but »). Dans les deux cas, le مصلح est l’« ouvrier de
bien », qui s’oppose au مفسد, l’« ouvrier d’iniquité ».
A propos de ألا : grammairiens et commentateurs sont unanimes à considérer que cette particule, dans ce verset et dans la plupart de ses autres occurrences coraniques, a pour fonction d’« attirer l’attention sur le fait que ce qui la suit est bien réel » (لإعطاء معنی التنبیه علی تحقق ما بعدها ; Kassâf, v.l p.62).
Il importe alors de constater que, même si la particule ألا est bien étymologiquement composée d’une particule interrogative et d’une particule négative, elle a complètement perdu, dans son emploi le plus fréquent, tout sens interrogatif pour prendre, au contraire, le sens pleinement affirmatif d’« attirer l’attention sur l’effectivité de ce qui la suit ». Si, donc, la tentation peut être grande de traduire ألا par une interrogation négative du genre « n’est-ce pas » ou « n’est-il pas vrai », il faut absolument y résister, car cet apparent purisme étymologique couvre en réalité une déformation du sens.
En effet, ces interrogations négatives ont en français le rôle d’« appeler l’approbation », de « solliciter le consentement », de « requérir l’adhésion » (Le Robert, Le Larousse) et non pas d’« attirer l’attention sur l’effectivité de ce qui suit ».
L’adverbe « vraiment », qui sert en tête de phrase à « souligner une affirmation » {Le Robert), semble tout à fait propre à rendre .ألا Dans les cas où l’aspect d’interpellation éclipse celui d’
« attirer l’attention sur l’effectivité de ce qui suit », on pourrait aussi songer aux impératifs « va », «allez», «allons» qui «jouent le rôle d’interjection exprimant le souhait, l’exhortation, la menace, l’indignation, la négation » (ibid.) ou encore à l’interjection «or çà » qui «s’emploie pour interpeller, pour exciter, pour convier à faire quelque chose » (ibid.).
Le gallicisme «ce sont eux… » sera généralement employé pour traduire les structures du type خبر+إنّهم هم
(ou …إنّکم أنتم…،إنّه هو cf. 2.12-13, 37…).
Les formes « c’est lui qui », « ce sont eux qui », etc. serviront quant à elles pour rendre les tournures …هم الذین… ،هو الذي, etc.
(cf. 2.29…).
Le mot نا س est un collectif qui n’a pas de singulier de sa racine (الناس جماعة لا واحد لها من لفظها), le singulier qui lui correspond étant إنسان, « homme, être humain ». Pour la traduction de ce terme, il fallait tenir compte du double sens qu’a le mot « homme », qui désigne en français tantôt le « mâle » et tantôt « l’être humain ». En raison de cette ambiguïté, il est le plus souvent délicat de recourir au mot « homme » pour rendre ناس, problème que ne connaît pas l’allemand, par exemple, qui peut se permettre de traduire uniformément par « Menschen ». On a donc été amené à recourir au mot « gens », qui évoque généralement des « personnes en nombre indéterminé » mais peut aussi désigner « les hommes en général » (comme dans « les bêtes et les gens » Malheureusement, ce mot ne peut pas être utilisé dans tous les cas et l’on devra donc recourir, suivant le contexte, à «gens», à « hommes ». voire à « humains ».
Dans le présent verset, (الناس) signifie donc littéralement « les hommes » ou « les gens », mais l’article ال n’est évidemment pas employé pour désigner «tous les gens» (للاستغراق). Il est parfois interprété comme (Suite) désignant « ceux qui ont véritablement les qualités qui font un être humain » (للجنس). En ce cas, le verset signifierait : « Ayez foi tout comme ont foi les gens [qui sont de vrais humains] ».
Cependant, la plupart des commentateurs penchent pour entendre l’article comme désignant des gens connus de l’interlocuteur (للعهد), à savoir les fidèles compagnons de l’Envoyé de Dieu, que les Bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens. Le verset signifiera alors : « Ayez foi tout comme ont foi les gens [que vous connaissez et qui sont devenus compagnons du Prophète] ».
Quoi qu’il en soit, ces deux interprétations se rejoignent dans leur réfèrent extérieur, puisque les « fidèles compagnons du Prophète » sont par excellence « ceux qui ont véritablement les qualités qui font un être humain ». Enfin, bien que fort peu de commentateurs y fassent allusion, ce verset peut encore vouloir dire, de manière plus générale : « Ayez [sincèrement] foi tout comme ont [généralement] foi les gens ».
«Les laisse à loisir » est mis pour (یمدّهم). La précision « à loisir » (qui est comprise dans la notion de مدّ) permet d’introduire une nuance par rapport
au verbeوذ ر qui est employé dans des versets analogues.
«Errant aveuglément» est mis pour (یعمهون). En effet, العمه est défini comme التردّد في الضلالة والتحیّر, mais il est aussi dit que
العمه فی ا البصیرة کالعمه فی البصر ( Lisan al-arab, etc).
Par ailleurs, du point de vue de la syntaxe, (یعمهون) est considéré, dans ce verset et les autres analogues, en position de complément d’état (في موضع الحال ; voir Magma’ al-bayân, Durra, etc.). Parallèlement, في طغیانهم)) est considéré comme complément de (یمدّهم) et non pas de (یعمهون) (ibid.). Il ne faudrait donc pas traduire ce passage par :
«et les laisse à loisir errer aveuglément dans leur rébellion ».
Pour le sens du verbe هدی, voir l’étude 2.2.2. La forme pronominale اهتدی et son participe actif مهتدٍ n’ont pas d’équivalents en français. Le verbe « se guider », qui pourrait au mieux servir à rendre la forme réfléchie اهتدی, ne se rencontre pratiquement jamais employé absolument et ne couvre pas non plus toute l’étendue de sens du verbe arabe. En dehors, donc, des rares cas où l’on peut employer « se guider » (cf. 7.43) ou « se guider sur » (cf. 6.97 et 16.16), il fallait trouver une autre traduction.
On a d’abord pensé à rendre اهتدی par « être guidés » et مهتدٍ par « guidé » ou « bien guidé », mais il vaut finalement mieux éviter ces traductions, pour la bonne raison que اهتدیvéhicule un sens pleinement actif et non passif : il est question de « se guider » et non pas d’« être guidé » (sens qui correspondrait au participe passif مهدي). Cette distinction grammaticale et sémantique a d’importantes implications théologiques. Il n’est en effet pas indifférent de dire de ceux qui sont égarés qu’« ils n’ont pas été (bien) guidés » ou de dire qu’« ils ne se sont pas (bien) guidés » : dans le premier cas on laisse entendre que Dieu ne leur a pas donné de guidance, ce qui n’est pas le cas, tandis que dans l’autre on dit qu’ils n’ont pas accepté, trouvé ou suivi la guidance, ce qui est effectivement le cas.
Cette distinction garde toute sa valeur même si l’on reconnaît que l’on aurait été incapable de se guider si Dieu ne nous avait pas guidé (cf. 7.43) et même si l’on peut trouver en certains passages du Coran des formulations qui laisseraient penser que Dieu n’a pas guidé quelqu’un. En effet, il faut bien remarquer avec Râgib Isfahâni (à l’article ه د ي) qu’il y a en réalité deux éléments actifs qui interviennent pour qu’il y ait guidance : quelqu’un qui donne la guidance et quelqu’un qui, volontairement, accepte de suivre la guidance. Dès lors, si le deuxième élément refuse de suivre la guidance, on peut bien dire de lui qu’il n’a pas été guidé (on prend alors en considération les conséquences de son refus de suivre la guidance), mais on peut aussi bien dire qu’il a été guidé, puisque la guidance lui a été donnée. C’est dans le premier sens que Dieu dit qu’« II ne guide pas les gens injustes » (2.258, 3.86…), «les gens mécréants» (2.263, 5.67…) ou «les gens impies» (5.108, 9.24…), et dans le second sens qu’il dit ailleurs : « Nous avons guidé les Tamûd, puis ils ont préféré l’aveuglement à la guidance » (41.17) :
Qui plus est, il faut envisager plusieurs aspects dans la guidance divine, que Ràgib Isfahânî résume comme suit :
1. Il y a d’abord une guidance divine universelle (cf. 20.50, 87.3) qui consiste à doter toute créature de ce dont elle a besoin pour suivre la voie de développement qui est la sienne : c’est en vertu de cette guidance que l’homme est pourvu de l’intelligence et des évidences premières qui sont la base nécessaire de toute connaissance.
2. Il y a ensuite la guidance qui consiste à appeler les gens à la voie droite par l’intermédiaire des Prophètes et Envoyés qui sont chargés de la faire connaître et de montrer le chemin (cf. 21.73, 32.24).
3. Vient alors la guidance qui consiste à assister ceux qui cherchent la voie et à conforter ceux qui s’y sont engagés. C’est en ce sens que Dieu guide « ceux qui font effort pour Lui » (cf. 29.69) et « ceux qui ont foi » (cf. 10.9, 64.11) ou qu’il «guide encore plus» «ceux qui suivent la bonne
voie» (cf. 19.76, 47.17).
4. Enfin, il y a le fait de conduire quelqu’un au Paradis dans l’autre monde (cf. 7.43, 47.5).
En fonction du sens que l’on prend en considération, on peut alors dire que Dieu guide les égarés (sens 1 et 2) et qu’il ne les guide pas (sens 3 et 4). De même, en fonction du sens considéré, un homme peut guider les autres (sens 2 ; cf. 13.7, 21.73, 42.52…) ou au contraire n’avoir aucune capacité de guidance (sens 1, 3 ou 4 ; cf. 10.43, 28.56…).
Dans tous les cas, il est une part active et volontaire qui revient à l’homme et dont il ne convient pas de le priver, sous peine qu’il ne lui reste rien et que l’on tombe dans un pur déterminisme, et cette part est précisément désignée par le verbe اهتدی, que l’on ne peut donc pas rendre par
« être guidé ».
A partir du sens premier « se guider » entendu de manière absolue, اهتدی en arrive ainsi à désigner :
1. Le fait de « se guider sur » quelqu’un ou quelque chose (= اقتداء), et en particulier le fait de « suivre la guidance (ou une guidance) ».
2. Les diverses étapes du processus qui mène à être dans la bonne voie, à savoir : chercher la bonne voie, la trouver (cf. 27.24), et surtout la prendre (cf. 2.137) et la suivre (cf. 5.105).
اهتدی sera alors le plus souvent traduit par des expressions telles que « trouver la bonne voie », « prendre la bonne
voie », «suivre la bonne voie» ou «être dans la bonne voie ».
Il faut enfin remarquer que, la bonne voie étant ce qui conduit au but que l’on veut atteindre, اهتدی peut signifier tout simplement « trouver, découvrir » (mais par un « cheminement », en suivant des indices ou un raisonnement, contrairement à وجد ou عثر علی) ou encore « aboutir, parvenir au but et atteindre un objectif». Ces sens, qui sont les seuls à être donnés par un dictionnaire moderne comme celui de Daniel Reig, sont déjà sensibles en plusieurs endroits du Coran, comme en 2.70 et dans le présent verset.
Comme le font remarquer les commentateurs (cf. Magma’ al-bayân, KaSsâf, etc.), il n’est pas question dans ce verset de dire que « ceux qui ont troqué la guidance contre l’égarement n’ont pas été bien guidés », car cela va de soi, mais qu’ils n’ont pas « réussi en affaire » ou « dans cette affaire » (cf. Ma^ma ‘ al-bayàn : لم یصیبوا في تجارتهم ‘, Durra : لم یوفقوا في هذه التجارة). En effet, l’affaire du commerçant est de faire fructifier son capital et d’en tirer du profit, or « ceux qui ont troqué la guidance contre l’égarement », non seulement n’ont rien gagné dans l’affaire, mais ils y ont perdu leur seul capital : ils n’ont donc vraiment pas « réussi [en affaires] ».
La structure مَثَلهم کمَثَل)) est une construction récurrente dans le Coran pour introduire une comparaison. Littéralement, elle signifie «leur exemple est comme l’exemple de…», «leur cas est comme le cas de…» ou encore «leur parabole est comme la parabole de…».
En français, de telles formulations ne seraient ni expressives ni esthétiques, et il faut donc modifier la structure de ces phrases pour en faire des énoncés français corrects et explicites, tout en essayant de respecter autant que possible la forme originale.
On aura donc recours au diverses tournures servant à la comparaison : « être comme », « être tel », « être comparable à », etc.
فهم لایرجعون signifie qu’« ils ne reviendront pas » de leur égarement vers la bonne voie (cf. Kassâf, etc.).
(صیّب) désigne aussi bien la «pluie» que le « nuage porteur de pluie », mais le contexte aussi bien que les commentaires des Imams de la famille du Prophète
(cf. Burhân) amènent à opter ici pour « pluie ».
La précision « de toutes parts » se retrouve dans les définitions que donne en particulier le Lisân al- ‘arab pour le verbe أحاط, « cerner ». Malgré son caractère redondant, l’expression « cerner de toutes parts » (qui correspond bien à أحد ق به من جوانبه کله) est attestée en français (Le Robert, s.v. II/2 : « Les soucis le cernent de toutes parts »).
Comme le rappelle Tabarsi dans son commentaire de ce verset, la tournure (ولو شاء الله لذهب بسمعهم وأبصارهم) exprime que la chose ne s’est pas passée parce que sa condition ne s’est pas réalisée (irréel du passé). Il faut donc employer en français la combinaison « plus-que-parfait / conditionnel passé » (qui exprime l’« irréel du passé ») et non pas la combinaison « imparfait / conditionnel présent» (qui exprime une «éventualité »). Pour exprimer en arabe une «éventualité », la phrase aurait dû être introduite soit par ا ن soit par لو suivi de l’inaccompli.
A vrai dire, si la définition de لو qui vient d’être donnée est le plus souvent exacte, l’auteur du Mugnil-labïb (v.l p.257-259) fait remarquer qu’il est des cas où elle ne convient pas et où le fait que la condition n’ait pas été réalisée n’entraîne pas forcément la non réalisation de la conséquence, pour la raison que cette conséquence a, ou peut avoir, une autre cause que celle exprimée dans la condition (auquel cas le sens de لو devra souvent être rendu par « même si » plutôt que par « si »). Tel est, par exemple, le cas du verset 31.27 :
ولو أن ما في الأرض من شجرة أقلام والبحر یمده من بعده سبعة أبحر ما نفدت کلمات الله
Il n’en reste cependant pas moins vrai que لو, outre le fait qu’elle situe catégoriquement la condition dans le passé, indique dans tous les cas la non-réalisation de cette condition. Ibn HiSâm critique vigoureusement à ce propos les rares grammairiens qui ont osé contester ce fait en disant que cela « revenait à nier l’évidence » (کإنکار البدیهیات ; Mugnï l-labib, v.1 p.256) et il propose simplement de corriger les défauts de la définition donnée précédemment.
L’arabe possède de nombreuses formes de vocatif, dont deux interviennent fréquemment dans le Coran : یا suivi d’un nom sans article et یا أیّها suivi d’un nom avec article ou d’un pronom relatif (الذین, etc.). یا sera traduit par l’interjection «ô» (dite «o vocatif»).
Quant à la tournureیا أیّها, elle sera rendue par la structure
« ô + pronom personnel de la deuxième personne (singulier ou pluriel) + pronom relatif ou nom muni de l’article défini » :
« O vous qui avez la foi » (2.104, 153…), « O vous les mécréants » (109.1), etc. En effet, la tournure یا أیّها se décompose en (ها + أيّ + یا); chacun des éléments étant analysé comme suit (cf. Mugni l-labib) :
یا est la particule du vocatif (حرف نداء), qui est traduite par « ô » ;
ها a pour fonction d’attirer l’attention sur le fait que ce qui suit est ce qui est visé par l’interpellation
(حرف تنبیه للتنبیه علی أن ما بعدها هو المقصود بالنداء).
Dans la traduction proposée, ce rôle est dévolu au pronom personnel de la seconde personne (« toi » ou « vous », suivant les cas) ;
ای sert de lien lorsque l’interpellé est muni de l’article ا ل (وصلة إلی نداء ما فیه ا ل). Cet élément n’a donc pas à être traduit. Par contre, la tournure proposée permet de conserver l’article dans la traduction lorsque l’interpellé
est un nom, tandis que traduire simplement par « ô » impliquerait de renoncer à cet article (« O vous les mécréants » vs. « O mécréants »).
Ainsi, یا أیها الناس sera traduit par « ô vous, les gens », et non par « ô gens » qui correspondrait plutôt à یانا س .
La particule لعلّ est proprement un adverbe de modalité exprimant l’espoir (الترجّي) ou l’appréhension (إشفاق) devant une éventualité que l’on s’attend à voir se réaliser (توقع), ce que l’on peut résumer par l’exemple suivant, donné par Ibn Hisâm dans son Mugni l-labib:
لعل الحبیب قادم ولعل الرقیب حاصل
La traduction qui convient le mieux, de prime abord, est donc l’adverbe de modalité « peut-être » ou, mieux encore, l’emploi du conditionnel, l’un et l’autre éventuellement renforcés par « bien », (« l’aimée pourrait bien arriver, mais il se pourrait bien qu’un chaperon soit là »).
Par ailleurs, لعل peut aussi prendre une valeur interrogative, comme dans
وما یدریک لعله یزّکی)), mais cela ne semble pas la dépouiller de son sens propre et rien n’empêche de traduire encore par « peut-être ».
Cette particule pourrait enfin avoir un sens final (تعلیلي), ce qui la rapprocherait de کي ou de ل, mais ce sens ne fait pas l’unanimité des grammairiens arabes. Quoi qu’il en soit, dans les cas où, comme dans le présent verset, on peut être amené à traduire لعل par « afin que » ou une préposition analogue, il faudrait autant que possible essayer de réintroduire d’une manière ou d’une autre la valeur propre de cette particule.
Car il n’est pas sans signification de conserver dans la traduction des occurrences coraniques de لعل ses valeurs d’espoir ou d’appréhension devant une éventualité. En effet, bien que nombre de commentateurs aient fait remarquer que l’éventualité, l’espoir et l’appréhension ne conviennent pas dès lors que c’est Dieu qui parle, il est aisé de leur répondre avec Ràgib Isfahàni que le sens n’est pas, bien entendu, que Dieu espérerait quoi que ce soit, mais qu’il donne espoir à l’homme par rapport à une chose qui reste, pour l’homme, une éventualité. C’est d’ailleurs déjà avec cette même justification que Sibawayh conservait à لعل sa valeur propre même dans un verset où d’autres lui donnent le sens de کی. A plus forte raison doit-il en être ainsi lorsqu’il est question, comme dans le présent verset, des conséquences de la mise en pratique d’une injonction divine. Comme le fait remarquer l’auteur du Magma’ al-bayân, l’emploi de لعل dans son sens propre suggère alors, non pas que ces conséquences ne seraient pas garanties par Dieu pour qui remplit les conditions demandées, mais que le serviteur se doit d’oeuvrer dans l’espérance et dans la crainte, et ne jamais considérer quelque chose comme définitivement acquis tant qu’il est en ce monde.
Cela étant dit, comment traduire لعل dans le Coran ? On peut tout d’abord remarquer que les diverses occurrences coraniques de cette particule peuvent être distinguées comme suit :
Il y a tout d’abord les cas typiques de ترجي ou de إشفاق, du type (لعلنا نتبع السحرة) (26.40) ou (لعلک باخع نفسک) (26.3). Comme on l’a indiqué précédemment, on peut alors recourir à l’adverbe « peut-être » ou, mieux encore, au subjonctif du verbe « pouvoir » : « Nous pourrions [bien] suivre les magiciens… », « Il se pourrait que tu… », etc.
Il y’a ensuite les nombreux versets où Dieu informe d’une chose qu’Il
a faite, puis fait suivre cette information d’une proposition introduite par la
particule لعل : لعلکم تعقلون) ، (لعلکم تشکرون) ، (لعلکم تتقون)), etc. Dans ce genre de structure, la tentation peut être forte de considérer ces propositions comme des subordonnées de but et de prendre لعل dans le sens de کی.
Pourtant, en plus de toutes les remarques qui viennent d’être faites, certains
de ces emplois montrent clairement que l’on ne peut envisager ces propositions comme des subordonnées de but. C’est en particulier le cas de tous les versets qui se terminent par (لعلکم تشکرون) (2.52, 56, 185, 3.123, 5.6, 89, 8.26, etc.), car il n’est pas possible que les bienfaits du Généreux par excellence soient prodigués « dans le but », « pour » ou « afin que vous rendiez grâce ». Un autre élément qui, dans certains de ces versets, montre que لعل n’a pas un sens simplement final, est que la proposition qu’il introduit est parfois précédée d’une proposition finale introduite par ل (voir en particulier la tournure
(لتبتغوا من فضله ولعلکم تشکرون) en16.14, 28.73, 30.46, 35.12, 45.12) : si la proposition introduite par لعل n’avait qu’un sens final, il n’y aurait aucune raison de l’introduire par une nouvelle préposition et il aurait suffi de la coordonner simplement à la proposition finale précédente, avec tout au plus une répétition de ل pour insister. Dans tous ces cas, c’est plutôt à l’adverbe « peut-être » que l’on aura recours (« peut-être rendrez-vous grâce »), car l’emploi du verbe « pouvoir » au conditionnel (« vous pourriez rendre grâce ») sonnerait plus comme un reproche que comme un encouragement.
II y a enfin le groupe des versets ou la proposition introduite par لعل
fait suite, non pas à une information, mais à un ordre, comme (اتقوا الله لعلکم تفلحون) (2.189,3.130, 200), (أطیعوا الله والرسول لعلکم ترحمون) (2.132), etc.,
ou à un énoncé ayant valeur d’ordre (comme (کتب علیکم الصیام) en 2.183).
C’est dans ces cas que la valeur d’encouragement (إطماع) est la plus forte et
doit donc le plus ressortir dans la traduction. L’emploi de tournures dubitatives
(« Peut-être vous sera-t-il fait miséricorde », « vous pourriez être bienheureux ») sont certes à proscrire ici, car elles seraient plutôt propres à décourager, mais on comprendra après cette étude qu’il n’est pas non plus satisfaisant de les remplacer par de simples circonstancielles de but (« pour qu’il vous soit fait miséricorde »,
« Afin d’être bienheureux »). Il a semblé que la meilleure manière de rendre ces tournures en respectant le sens premier de لعل tout en ayant pleinement valeur d’encouragement (cf. ci-dessus la citation des Mufradât :
لیکون الإنسان منه راجیا), était de traduire par : « vous pourrez » ou « vous pourrez [espérer] ». On dira ainsi : « Craignez Dieu, vous pourrez être bienheureux »,
« Obéissez à Dieu et au Messager, vous pourrez [espérer] que vous soit fait miséricorde », etc.
Selon le Tafsïr al Imâm al- ‘Askarï (cf. Burhâri), l’expression (لعلّکم تتّقون) a dans ce verset un double sens :
Rapportée à l’ordre de servir (اعبدوا ربّکم), elle évoque la conséquence de la mise en pratique de cet ordre : servir son Seigneur conduit à la vertu, donc à éviter les péchés et, en définitive, à se préserver du Feu (لعلکم تتقون النار) On pourrait alors traduire, conformément à ce qui fut dit dans l’étude précédente :
« Servez votre Seigneur, vous pourrez être vertueux » (sur la traduction de اتقي par « être vertueux ».
Rattachée à الذي خلقکم)), la même expression exprime la raison d’être de la création (للتعلیل). On peut rapprocher cette signification du verset 51.56 :
« Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils Me servent ».
Le passage signifiera alors : « Servez votre Seigneur, Lui qui vous a créé
[…] pour que vous soyez vertueux ».
Zamahâari fait alors finement remarquer à ce propos que là encore لعل peut conserver son sens propre et qu’il faut donc entendre : « dans l’espoir que vous soyez vertueux », non pas dans le sens que Dieu « espérerait » leur vertu, bien entendu, ni même qu’il aurait créé des êtres « espérant la vertu » (car cela n’a pas vraiment de sens), mais en ce sens métaphorique (واقعة موقع المجاز) que les humains sont « dans la position de personnes dont on attend et espère qu’elles fassent preuve de vertu » (هم في صورة المرجو منهم أن یتقوا). Il en va de même lorsque Dieu dit qu’il a créé les hommes « pour éprouver lequel de vous agira pour le mieux » ((لیبلوکم أیکم أحسن عملا), 67.2), alors que seul quelqu’un qui ignore la réalité des êtres et des choses a besoin de les « mettre à l’épreuve » : là aussi, Dieu dit métaphoriquement qu’il «éprouve» les humains parce que leur position est celle de quelqu’un qui est mis à l’épreuve.
Le point qu’il importe de souligner maintenant est que les deux sens qui viennent d’être évoqués ne sont pas deux éventualités envisagées séparément, mais bien, comme le fait remarquer Fayd Kâsânî, deux aspects (وجه) simultanément et synthétiquement compris dans le verset. Il a semblé alors que la seule possibilité de conserver quelque chose de ce double sens tout en respectant la valeur de لعل était d’employer une tournure telle que « afin que vous puissiez devenir vertueux » et déjouer sur la ponctuation en ajoutant une virgule à chaque articulation de la phrase, ce qui permet de rattacher le complément de but aussi bien à « servez votre Seigneur » qu’à « Lui qui vous a créés ».
A propos de الذي جعل لکم الأرض فراشاً والسماء بناءً)), voir 20.53, 21.32,
40.64, 43.10, 51.47, 71.19, 78.6. – « Dôme » permet de réunir à la fois le sens premier de بناء (puisque ce mot vient du grec dôma, maison) et le sens de « toit » que بناء prend par glissement dans ce verset.
A propos de وأنزل من السماء ماءً فأخرج به من الثمرات رزقاً لکم)), voir 14.32
(et aussi 6.99 avec d’autres renvois).
A propos de (فلا تجعلوا لله أنداداً), voir 2.165, 14.30, 34.33, 39.8, 41.9.- Comme le fait remarquer ZamahSarï dans son commentaire du présent verset, الندّ signifie المثل, mais avec cette nuance qu’il s’emploie pour un semblable « en relation d’opposition » (ولا یقال إلاّ للمثل المخالف المناوی).
On traduira donc ندّ par « rival », réservant le terme d’« égal » pour rendre کفو. Le «rival» est en effet «celui […] qui prétend aux avantages, aux biens qu’un seul peut obtenir et qui s’oppose à autrui pour les lui disputer » et par extension «celui […] qui dispute le premier rang sans s’opposer activement à d’autres, qui est égal ou comparable » (Le Robert).
En complément des remarques faites en 2.3 à propos de l’emploi des « temps » en arabe, il est opportun de faire ici une remarque sur l’emploi de
کان à l’accompli. Sylvestre de Sacy faisait déjà observer dans sa Grammaire
arabe « que le prétérit du verbe کان paraît être employé le plus souvent
comme simple lien entre un sujet et un attribut, abstraction faite de toute
valeur temporelle » (v.l p. 196) ; « c’est réellement l’opposé du verbe négatif
لیس, qui n’a point d’autre temps que le prétérit, et qui a la valeur du présent
indéfini » (v.l p. 197).
Le plus souvent l’attribut de کان est alors un nom ou une expression, comme c’est le cas dans ce verset pour les deux occurrences de إن کنتم)), mais il peut arriver qu’il s’agisse d’un verbe à l’inaccompli, dans une combinaison identique à celle que l’on traduit généralement par l’imparfait. Ainsi, dans la phrase (..قل إن کنتم تحبّون الله فاتّبعوني)(3.31), l’expressionإن کنتم تحبّون) ) doit être traduite par un présent : « Dis : « Si vous aimez Dieu… » ». Un tel emploi n’a d’ailleurs rien de surprenant si l’on pense en terme d’« accompli » et non de
« Passé », car ces verbes à l’« accompli » réfèrent bien à des états ou actions actuellement réalisés (ou supposés réalisés) de manière accomplie. Autrement dit, il faut entendre ces expressions comme : « si vous êtes de manière accomplie dans le doute ou sincères ou [tels que] vous aimez Dieu ou [tels que] vous avez foi en Dieu, etc. »
Les commentateurs mentionnent de nombreuses possibilités d’analyse pour
l’expressionفأتوا بسورة مٍن مثله) ), suivant le sens que l’on accorde à مٍن)),
l’antécédent que l’on retient pour le pronom de (مثله) et le fait que l’on
rattache (مٍن مثله) à فأتوا)) ou à (سورة). Deux lectures sont alors retenues
comme possibles par quasiment tous les commentateurs :
La première rapporte le pronom de مثله)) à ممانزّلنا)) et entend (مٍن) soit comme partitif (للتبعیض), soit comme explicatif (للتبیین), soit enfin comme explétif (مزیدة). L’expression aurait alors le même sens que celle que l’on trouve au verset 10.38 فأتوا بسورة مثله)) et devrait être traduite par : « apportez donc une sourate semblable » (voir aussi 11.13 et 17.88).
La seconde interprétation rapporte le pronom de مثله)) à (عبدنا) et entend (مٍن) comme exprimant l’origine (لابتداء الغایة).
Le sens du verset se rapproche alors de celui du verset 10.16 :
قل لو شاء الله ما تلوته علیکم ولا أدراکم به فقد لبثت فیکم عمرًا من قبله…). En ce cas, la sens de l’expression sera : « apportez donc une sourate provenant de semblable à lui », autrement dit « provenant d’un de ses semblables ».
Depuis Tabari, la plupart des commentateurs penchent pour la première lecture, quelques autres, assez rares, pour la seconde (ainsi Fayd KâSânî dans son Sâfi), tandis que d’autres encore, tout aussi rares, mentionnent les deux possibilités sans prendre finalement parti (c’est en particulier le cas de ‘Allâma Tabâtabâ’î dans son Mïzâri). Nous verrons que la question essentielle est ici celle du sens de (مٍن) et que, au lieu d’opter pour une lecture en fonction de ce sens, les commentateurs ont préalablement décidé d’une interprétation et cherché ensuite quel sens de (مٍن) pouvait bien s’y accorder. Commençons donc par examiner les différents sens que pourrait avoir cette particule :
1. (مٍن) partitif (للتبعیض), comme aux versets 2.8 (و مٍن الناس مَن یقول) et 2.22
فأخرج به مٍن الثمرات). ). D’après ceux qui proposent cette lecture de (مٍن), l’expression signifierait : «apportez donc une partie de ce qui est semblable [au Coran] » (cf. Magma’al-bayân :
(السورة فأتوا ببعض ما هو مثل له وهو
Or, il se trouve que cette lecture ne tient pas. Elle aurait certes pu être envisageable (مٍن مثله) avait été en position de complément d’objet de (فأتوا) dans une expression telle que : فأتوا مٍن مثله. En ce cas, en effet, on aurait pu dire que فأتوا مٍن مثله est un défi d’apporter « une partie de ce qui serait semblable au [Coran] » tandis que l’on aurait eu فأتوا مثله pour un défi d’apporter un « semblable au [Coran] ». Mais comme, dans le présent verset, le verbe (فأتوا) est déjà muni du complément d’objet (بسورة), من مثله)) ne peut plus être entendu comme «ببعض ما هو مثل له », car la phrase ainsi constituée (فأتوا بسورة ببعض ما هو مثل له) n’a aucun sens, ce à quoi les commentateurs semblent avoir été inattentifs.
2. (مٍن) explicatif (للتبیین), comme en 22.30 فاجتنبوا الرجس من الأوثان)).
Le problème, ici, est que l’on n’a besoin d’une « explicitation » que lorsqu’il faut clarifier une chose insuffisamment déterminée, comme dans le verset cité en exemple. Or, dans le verset qui nous occupe, il n’y a aucune ambiguïté ni indétermination, puisque (مما نزّلنا) indique la nature de ce qui fait l’objet du défi tandis que بسورة)) en précise la mesure. L’objet du défi est donc clairement et explicitement déterminé, et (مٍن مثله) entendu comme explicatif ne fournirait aucune sorte de renseignement supplémentaire. Qui plus est, si l’on admettait ici le besoin d’une explicitation, il faudrait expliquer par quelle négligence celle-ci ne se retrouve pas aux versets 10.38 (فأتوا بسورة مثله) et 11. 13 (فأتوا بعشر سور مثله).
3. (مٍن) explétif (مزیدة). Deux problèmes se posent à propos de cette interprétation, l’un grammatical et l’autre rhétorique.
a) Du point de vue grammatical, on s’accorde, au moins depuis Ibn
HiSàm, à considérer que مٍن ne peut être explétif qu’à trois conditions :
. Qu’il soit précédé d’une négation, d’une interdiction ou d’une interrogation ;
. Que le mot qu’il régit soit indéterminé ;
. Que ce mot soit sujet, complément ou mubtada ;
On voit que, dans notre cas, les deux premières conditions ne se trouvent pas réalisées. Or, al-Ahfas est le seul grammairien à ne pas tenir compte de ces deux conditions. Considérer ici (مٍن) comme explétif, c’est donc se raccrocher à une position exceptionnelle, et cela sans raison valable qui y pousse puisque (مٍن) peut être entendu autrement.
b) C’est précisément ici qu’intervient la rhétorique. L’ajout d’un mot
explétif ne peut avoir que des motivations stylistiques telles que le rythme du
discours ou la recherche d’un certain effet. Or, l’emploi de مٍن dans une
structure telle que la nôtre n’est pas attesté comme une figure recherchée ou
appréciée, contrairement aux autres cas de مٍن explétif cités dans les ouvrages
spécialisés. Mais il y a plus encore.
Comparons les trois versets suivants :
( وإن کنتم في ریب ممّا نزّلنا علی عبدنا فأتوا بسورة من مثله)23/2
أم یقولون افتراه قل فأتوا بسورة مثله) 38/ 10)
(أم یقولون افتراه قل فأتوا بعشر سور مثله مفتریات ) 13/11
II apparaît clairement qu’employer un مٍن explétif en 2.23 prêterait grandement à confusion, puisque l’on pourrait aisément l’entendre comme un مٍن exprimant l’origine (لابتداء الغایة) et référant à (عبدنا), et c’est bien en raison de cette ambiguïté que tant de discussions ont lieu depuis des siècles parmi les commentateurs. Par contre, dans les versets 10.38 et 11.13, l’emploi d’un مٍن explétif n’aurait pas causé la moindre ambiguïté, puisqu’il n’y a aucune hésitation sur l’antécédent de (مثله), et pourtant il n’y a aucune trace d’un tel مٍن. Une particule « explétive » étant, par définition, une chose dont on peut fort bien se passer, par quelle rhétorique tortueuse pourrait-on justifier l’emploi d’une telle particule là où elle serait cause d’ambiguïté et son absence là où elle n’en susciterait aucune ?
On voit que cette troisième interprétation de (مٍن) ne résiste pas plus à l’examen que les deux précédentes. Il ne reste donc pas d’autre choix que de considérer (مٍن) comme exprimant l’origine (لابتداء الغایة), et de le traduire en conséquence, d’autant plus que, comme l’écrit l’auteur du Magma’ al-bayân :
لا یحکم علی الحرف بالزیادة مع وجود معنی من غیر ضرورة
Il faut d’ailleurs bien avouer que c’est le sens de من comme exprimant l’origine qui vient immédiatement à l’esprit à la lecture de ce verset, et ce n’est qu’en raison de considérations extérieures que les commentateurs ont été amenés à proposer d’autres sens. Considérant qu’entendre (مٍن) comme exprimant l’origine (لابتداء الغایة) impliquait que (مٍن مثله) renvoie à عبدنا)), ils ont cherché d’autres possibilités d’entendre (مٍن), fussent-elles « tirées par les cheveux », de sorte que (مٍن مثله) renvoie ما نزّلنا)).
Autrement dit, le choix qui était fait a priori était de lire ce verset exactement comme les versets 10.38, 11.13 et 17.88, et c’est pour justifier a posteriori ce choix que l’on proposait des significations de مٍن qui revenaient à vider cette particule de toute valeur réellement significative. Quant aux raisons qui ont amené ces commentateurs à faire leur choix de lecture du verset, elles relèvent de considérations qui n’ont rien à voir avec la syntaxe et l’analyse logique. On trouve déjà ces considérations chez Zamahsarï et elles seront sans cesse reprises après lui, là encore sans le moindre examen :
1- Le premier argument, et le plus généralement invoqué, est l’assimilation du sens de notre verset à celui des versets 10.38, 11.13 et 17.88. Puisque ces versets mettent au défi d’apporter quelque chose de semblable au Coran, on en déduit que ce doit être la même chose ici. Or, c’est là une pétition de principe, car l’on est tout à fait en droit de considérer au contraire que la différence syntaxique du présent verset est liée à une idée supplémentaire, laquelle vient compléter celles que l’on trouve dans les autres versets évoquant la miraculeuse inimitabilité du Coran. Ce verset ne reproduit pas purement et simplement l’argumentation des autres versets analogues : il vient souligner un aspect précis de cette miraculeuse inimitabilité, à savoir le fait que le Coran fut apporté par un homme qui n’avait pas étudié les livres sacrés des autres religions (cf. 29.48) et qui ne pratiquait pas la poésie (cf. 36.69), choses que savaient bien ceux parmi lesquels il avait toujours vécu (cf. 10.16). Ainsi, pour répondre à ceux qui prétendent que le Prophète serait l’auteur du Coran, Dieu les met au défi d’apporter une sourate provenant « d’un de ses semblables » ou, plus littéralement, « d’un semblable à lui ». Une telle signification, non seulement ne diminue en rien la valeur du défi, mais ajoute au contraire un élément susceptible d’impressionner et de convaincre bien des gens.
2- Le second argument mentionné par ZamahSarï est que le discours porte sur « ce qui est révélé » (المنزّل), et non pas sur « celui à qui vient la révélation » (المنزّل علیه), et qu’il est plus éloquent de rapporter le pronom de مٍن مثله)) à ce sur quoi porte le discours. Il est étonnant qu’un aussi fin rhétoricien que ZamahSarï se laisse ainsi tromper par les apparences. En réalité, «ce que Nous avons fait descendre sur Notre serviteur » forme un tout indissociable dont le mot clé est «Notre serviteur». C’est en effet عبدنا)) qui vient déterminer et expliciter le sens de ما نزّلنا)), et c’est donc (عبدنا) qui domine tout le discours et qui en est le véritable objet. Car ce n’est pas l’authenticité du contenu du Coran qui est ici en question, mais l’authenticité de la Prophétie de Muhammad, que les Bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens. Et il ne s’agit donc pas de justifier « ce qui est révélé », mais de confirmer la véridicité de « celui à qui vient la révélation » et de l’innocenter des accusations lancées contre lui à ce propos. D’où la réponse divine, dont le sens est le suivant : « Si vous pensez que ce Coran n’est pas une Révélation et que Notre serviteur l’invente de lui-même, voyez donc si vous pouvez trouver un homme comme lui capable de produire un tel discours ! ».
3 et 4. Le troisième argument donné par ZamahSarï est qu’un défi lancé à tous les hommes ensemble de produire quelque chose de semblable à ce qui est apporté par un seul d’entre eux est plus puissant qu’un défi lancé à un seul homme (« l’un de ses semblables »). A ce moment-là, répondra-t-on, la même objection devrait être faite pour le verset 11.13
(فأتوا بعشر سور مثله) par rapport au verset 10.38 (فأتوا بسورة مثله), parce que le défi de produire une seule sourate est plus puissant que celui d’en produire dix. Et l’objection devrait encore être réitérée à propos du verset 10.38 par rapport au verset 17.88 (قل لو اجتمعت الإنس والجنّ علی أن بأتوا بمثل ها القرآن لا یآتون بمثله ولو کان بعضهم لبعض ظهیرًا)-, car un défi lancé à la fois aux hommes et aux djinns est d’une bien plus grande portée qu’un défi lancé aux seuls humains. Si, donc, le critère devait être le nombre de personnes mises au défi, le verset 17.88 annulerait tous les autres.
A moins que l’on considère l’expression وادعوا من استطعتم من دون الله)), aux versets 10.38 et 11.13, comme impliquant les djinns dans le défi, mais il faudrait alors aussi prendre en compte le fait qu’une invocation semblable (وادعوا شهداءکم) se retrouve dans le présent verset. ZamahSarï considère d’ailleurs cet appel comme un quatrième argument pour sa position. Ce qu’il entend par là, c’est que le défi doit nécessairement être lancé à plusieurs personnes pour qu’il leur soit encore demandé de convier d’autres créatures, humaines ou non, à participer à ce travail de production : de ce fait, il n’est pas possible que le défi se rapporte à une seule personne « semblable à Notre serviteur ». Seulement voilà : le fait d’invoquer les idoles ou les djinns pour produire une sourate n’est pas forcément une convocation à un travail collectif. On n’a d’ailleurs jamais vu plusieurs poètes s’associer pour répondre au défi lancé par un autre poète, car en ce domaine, la collaboration ne produit pas de résultat bien appréciable. L’appel dont il est fait mention dans ces versets apparaît donc plutôt comme un défi d’inviter les idoles ou les djinns, et plus généralement « tout autre que Dieu », pour qu’ils viennent « inspirer » le ou les poète(s) et orateur(s) qui se risqueraient à relever le défi. Autrement dit, Dieu renforce son défi en disant : « Vous pouvez invoquer l’inspiration de qui que ce soit en dehors de Dieu, vous n’y parviendrez pas ».
Ce que révèle au bout du compte l’examen des versets concernant l’inimitabilité du Coran, c’est que le même défi y est reproduit avec des variantes qui, en mettant à chaque fois en valeur certains aspects du défi, soulignent d’autant mieux la totale incapacité des contradicteurs à le relever. Les particularisations et restrictions que l’on peut alors relever dans l’un ou l’autre de ces versets ne sont donc pas des « moins », mais au contraire divers points forts du miracle coranique et de son inimitabilité.
C’est également pour cette raison qu’il n’y a pas lieu de penser, comme l’ont fait certains, qu’un défi lancé à « l’un de ses semblables » (à savoir un homme n’ayant pas fait d’études ni fréquenté de maîtres, etc.) pourrait laisser croire qu’un poète de haut rang ou un fin lettré pourrait parvenir à relever ce défi : le point souligné ici, c’est qu’un homme semblable au Prophète ne pourrait en aucun cas produire de lui-même un texte tel que le Coran, et que donc ce texte provient bien d’une révélation divine. Ce message est suffisamment important pour qu’un verset lui soit consacré sans que l’on ait besoin de noyer ce sens dans une signification plus vaste.
Quant à ceux qui pensent que l’on ne peut rapporter (مثل) au Prophète, que les Bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens, car il n’est pas concevable qu’il ait un «semblable», on leur répondra que la même objection peut être faite si l’on rapporte (مثل) au Coran. C’est que, comme le fait remarquer ZamahSari, (مثل) n’est pas employé ici dans le sens de « pareil » ou « identique » (نظیر), mais dans le sens de « semblable sous un certain aspect ».
Reste à évoquer un dernier point qui n’a généralement pas été remarqué par les commentateurs. Il s’agit du fait que, une fois le sens de (مٍن) déterminé comme indiquant l’origine (لابتداء الغایة), il ne s’ensuit pas nécessairement, contrairement à ce qu’ont pensé ces commentateurs, que le pronom de (مثله) se rapporte à (عبدنا) : le pronom peut aussi se rapporter à ما نزّلنا)), mais pas dans le même sens que s’il n’y avait pas (مٍن). Sans مٍن)), le sens serait « une sourate semblable à ce que Nous avons révélé » ; avec مٍن)), cela donne « une sourate provenant d’un [Livre] semblable à ce que Nous avons révélé ».
Autrement dit, comme le dit explicitement un commentaire du Tafsir al-Imâm al-‘Askarï (Burhân, v.l p. 154), le défi d’apporter «une sourate d’un de ses semblables » présente ici deux faces suivant les personnes qu’il concerne :
– adressé aux arabes en général, adeptes de l’éloquence et des arts du langage, le défi consiste à apporter une sourate…
«…d’un semblable à Muhammad, semblable à l’un d’entre vous, qui n’écrit ni ne lit, n’a pas fréquenté de savant ni appris auprès de quelqu’un – et vous savez fort bien ce qu’il faisait dans ses voyages comme lorsqu’il résidait chez lui. Il est resté ainsi quarante ans, puis il a reçu toutes les connaissances, y compris celles des hommes des temps primordiaux et des hommes des derniers temps. Si donc vous avez quelque doute à propos de ces versets, apportez un discours semblable de la part d’un homme semblable, afin qu’apparaisse clairement qu’il est un menteur comme vous le prétendez, car tout ce qui provient d’autre que Dieu a son pareil auprès des autres créatures de Dieu ».
– adressé aux gens du Livre, plus particulièrement aux juifs et aux chrétiens, le défi sera d’apporter une sourate d’un Livre…
«…semblable au Coran, tel que la Torah, l’Evangile, les Psaumes, les Feuillets d’Abraham et les [cent] quatorze Livres [révélés], car vous ne trouverez pas dans les autres Livres de Dieu le Très-Haut une sourate pareille à une sourate de ce Coran : alors comment la parole [que vous prétendez] inventée par Muhammad, Dieu le bénisse lui et les siens, pourrait-elle surpasser les autres Paroles et Livres divins ? »
Ainsi, l’on n’a pas à se préoccuper de l’antécédent de مثله)) pour traduire
(مٍن مثله), mais l’on doit par contre scrupuleusement rendre مٍن)) comme marquant l’origine. D’où la traduction proposée (« d’un de ses semblables ») qui, tout comme la phrase arabe, peut simultanément renvoyer à «ce que Nous avons fait descendre » et à « Notre serviteur ».
A propos de فاتّقوا النار التي وقودها الناس والحجارة)), voir 66.6.
Le thème des Jardins paradisiaques, des ruisseaux qui les arrosent et du séjour d’immortalité est un des thèmes fondamentaux du Coran, agrémenté ça et là d’éléments supplémentaires comme, ici, les épouses sans souillures. A ce propos, voir surtout 3.15 et 4.57 (où tous ces aspects sont réunis), mais aussi 2.266, 3.136, 195, 198, 4.13, 5.12, 119, 9.72, 89, 100,10.9,13.35, 14.23, 16.31, 18.31, 20.76, 22.14, 25.10, 29.58, 39.20, 47.12, 48.5, 17, 57.12, 58.22, 61.12, 64.9, 65.11, 66.8, 85.11, 98.8.
On a traduit littéralement la tournure (تجري من تحتها الأنهار) par «sous
lesquels coulent les ruisseaux». Les commentateurs ne donnent jamais من تحتهاcomme un équivalent de فیها, mais considèrent unanimement qu’il faut sous-entendre من تحت أشجارها, autrement dit « à l’ombre des arbres de ces jardins ».
Le و de (وأتوا به متشابها) apparaît bien comme un وا و الحال, la tournure sans قد étant permise et même fréquente lorsque la personne ou la chose qualifiée par le complément d’état est représentée par un pronom dans la proposition complément, comme en 26.111 (أنؤمن لک واتّبعک الأرذلون). Le pronom suffixe du groupe prépositionnel (به) renvoie au terme (رزقا) qui désigne la « nourriture » de fruits paradisiaques. Le terme (متشابها) est alors un complément d’état (حال) de ce pronom. La phrase signifie donc وقد أتوا بذلک الرزق من الثمار متشابهًا بعضها لبعض : « alors qu’on leur apporte [cette nourriture de fruits] se ressemblant [les uns aux autres] ».
La racine خ ل د évoque l’idée de « rester toujours ou fort longtemps dans un même état, sans qu’il y ait corruption, vieillissement ou mort ». Ce serait donc un appauvrissement de ne retenir de خالدون)) que l’idée de « rester » ou « demeurer », qui aurait pu être exprimée par des termes tels que باقون, مقیمون ou دائمون. . Evoquant les distinctions entre بقاء, دوام et خلود, Abu Hilâl al-‘Askari précise d’ailleurs dans ses Furùq que بقاء désigne « une longue période entre un début et une fin », tandis que دوام convient pour « ce qui n’a ni début ni fin » et que خلود évoque ce qui « a un commencement mais continue sans fin ». Plutôt que l’idée d’« éternité » (qui évoque ce qui n’a ni début ni fin), la notion d’« immortalité » paraît donc plus apte à rendre خلود, d’abord parce que l’immortalité s’applique en propre à « ce qui a eu un début mais ne connaît pas de fin » et aussi parce que ce terme et ses dérivés évoquent F« absence de vieillissement et de mort ». D’où l’idée de traduire (هم فیها خالدون) par « ils y resteront immortellement ».
Pour الحقّ من ربّهم)), voir 2.144, 47.2, 3.- Pour (ماذا أراد الله بهذا مثلا), voir 74.31.
Le mot مثل sert avant tout à exprimer la comparaison (Cf. Lisân al-arab :
یقال هذا مٍثله ومَثَله کما یقال شٍبهه وشَبَهه). Il faut alors remarquer que la langue arabe permet l’emploi de مثل aussi bien dans les cas où la comparaison renvoie à un, réfèrent réel et dans ceux où le réfèrent est une représentation imaginaire. En français, par contre, on ne peut employer le même mot pour rendre مَثَل dans ces deux types de comparaison. En effet, dans les cas où il est fait référence à un précédent, il est question de donner « un exemple » ou « en exemple », mais ce terme ne convient plus pour les autres cas, car l’on ne peut dire en français qu’un « bon arbre » est « l’exemple » d’une « bonne parole ». Pour ces cas où le réfèrent est une représentation imaginaire, on pourrait employer le mot image» ou, mieux encore peut-être, le terme « parabole », qui signifie étymologiquement « comparaison » (du grec paraballein, « mettre à côté de, comparer ») et qui est tout particulièrement adapté au contexte d’un livre religieux (voir aussi l’étude 2.17.1.).
Dans l’expression أن یضرب مثلا ما بعوضة)), à quoi se rattache (ما) ? Certains considèrent cette particule comme explétive. D’autres, avec des analyses syntaxiques diverses, la rattachent à (مثلا), le terme (بعوضة) venant ensuite expliciter le groupe مثلا ما)). Le sens serait alors : « Dieu ne Se gêne pas de donner quelque parabole : un moustique et ce qui est au-delà… ». Mais on peut aussi, comme on a choisi de le faire ici à la suite de nombreux commentateurs, rattacher (ما) à (بعوضة) dans une construction analogue à
فبما رحمة) ) (3.159). L’ensemble ما بعوضة)) peut alors être une apposition (بد ل) ou une explicitation (عطف بیا ن) de (مثلا), complément de ضرب)) ; ou alors
(ما بعوضة) peut être le complément d’objet de (ضرب) tandis que (مثلا) serait un spécificatif (تمییز), ces diverses analyses ne changeant d’ailleurs pas grand chose pour la traduction.
On peut hésiter, pour la traduction de (بعوضة), entre « moucheron » et
« moustique », voire « puceron ». Bien des lexicographes et commentateurs se contentent en effet d’expliquer ce mot par صغیر البقّ, sans plus. D’autres, en particulier l’auteur du Kitâb al- ayn (هي المؤذیة العاضة في الصیف) et encore plus celui du Magma al-bahrayn, nous donnent heureusement les précisions qui permettent de se décider pour « moustique ».
(فما فوقها) désigne-t-il quelque chose qui est plus grand que le moustique
ou, au contraire, quelque chose qui surpasse le moustique en cela même
pour quoi il est exemplaire, à savoir la petitesse de la taille ? La traduction
« et au delà » permettait de refléter l’ambiguïté de l’expression d’origine.
یضلّ به کثیرًا ویهدي به کثیرًا)) : ce propos doit-il être attribué aux mécréants
ou fait-il partie de la réponse donnée par Dieu ? Rien dans le texte ou le contexte ne permet de trancher catégoriquement, mais les propos des Imams de la famille du Prophète qui commentent ce verset (Burhân, v.1p.158-159, n° 1et2) attribuent clairement ce propos aux mécréants et le propos suivant à Dieu
( ما یضل به إلا الفاسقین ) فقال […] علیهم […] (فردّ الله .
La racine ف س ق évoque fondamentalement l’idée d’une « sortie négative ou néfaste » hors de quelque chose : الفسق في العربیة خروج مکروه (al-Furuq al-lugawiyya) ; ا صل الفسق خروج ا لشیئ من ا لشیئ و جه ا لفسا د (Magma al-bahrayn).
Tous les emplois coraniques des dérivés de cette racine se rapportent ainsi aux idées d’« outrepasser une prescription » ou de « sortir de la norme religieuse et morale ». On pense donc immédiatement aux notions de « transgresser » et d’« enfreindre », ainsi qu’à celles de « dépravation » et de «perversité». Le choix d’une traduction est cependant compliqué par le fait que les dérivés de la racine ف س ق (à savoir le masdar فسوق, le nom فٍسق, le verbe فسق et le participe actif فاسق) ont des sens proches des dérivés de deux autres racines qui interviennent aussi dans le Coran : la racine ف ج ر (cf. فسوق et فجور ; فاسق et فاجر) et la racine ع د و (cf. فسق عن أمر et تعدّی حدّا).
Après examen, on constate que les termes de la famille de « vice » (que Le Robert définit comme « disposition habituelle au mal ; fait de s’adonner à des passions mauvaises, à des plaisirs défendus»et de la famille de « pervers » (« qui est enclin au mal, qui se plaît à faire le mal ou à l’encourager » ; ibid.) devraient être réservés pour rendre des termes dérivés de la racine ف ج ر (tels que فجور ou فاجر). En effet, comme le fait remarquer Abu Hilâl al-‘Askari dans ses Furûq, si le فٍسق est une « sortie de la norme », le mot فجور évoque une « propension au mal ».
Les mots « impiété » et « impie » apparaissent par contre mieux appropriés pour rendre les termes فٍسق et فاسق. En effet, les lexicographes sont d’accord pour voir dans le فٍسقune « sortie de la religion », qui peut parfois être de la pure et simple mécréance (کفر), mais peut aussi n’être que le fait du péché. Le فسق a donc une portée plus vaste que le کفر, qu’il inclut tout comme l’«impiété » inclut la « mécréance » sans s’y limiter.
D’après le Robert, en effet, est « impie » aussi bien celui « qui n’a pas de religion » que celui « qui offense la religion », voire « qui offense ce que tout le monde respecte » et « contrevient aux coutumes reçues ». Et l’ « impiété » désigne, non pas le rejet pur et simple de la religion, mais le « mépris pour les choses de la religion » et plus largement le « mépris de ce que tout le monde respecte ». Enfin, une « impiété » est une « parole [ou une] action impie », c’est-à-dire « qui marque le mépris de la religion ou des croyances qu’elle enseigne ». On constatera que toutes ces définitions s’appliquent fort bien aux diverses occurrences coraniques des dérivés de la racine ف س ق .
Voir 13.25 – Pour (الذین ینقضون عهد الله من بعد میثاقه), voir aussi 3.77, 187,
4.155, 5.13, 8.56, 13.20, 16.91, 95 — Pour (یقطعون ما أمر الله به أن یوصل ),
voir aussi 13.21, 47.22 — Pour یفسدون في الأرض)), voir 2.11 (avec d’autres
renvois).
«Après l’avoir fermement contracté » est mis pour (بعد میثاقه) : میثاق est en
effet défini comme عقد مؤکّد (Mufradât Râgib).
Voir 22.66, 30.40, 45.26. – D’après les commentaires des Imams de la famille du Prophète, (أمواتا), « morts », désigne ici les éléments non vivants qui sont à l’origine de la conception d’un être vivant (sperme, ovule, etc. ; cf. Burhân, n° 1 : أي أمواتا في أصلاب آبائکم et n° 2 : أي نطفة میتة وعلقة).
Voir 41.9-12 et, à propos des sept deux, 23.17, 65.12, 67.3, 71.15, 78.12.
استوی est un mot difficile à cerner en raison de la variété de ses sens suivant les contextes. Le sens à prendre en compte ici est indubitablement celui de « se tourner vers quelque chose après avoir été occupé à autre chose ». On dira ainsi :کان فلان مقبلا علی فلان ثم استوی عليّ وإلی یکلمتي (Magma’al-bayân, v.l p : l43).
Le verbe سوّی signifie quelque chose comme «faire, créer ou former
harmonieusement » (Cf. Mufradât Râgib : تسویة الشيء جعله سواء; Kassâf :
معنی تسو یتهن تعدیل خلقتهن و تقو یمه و ا خلا ؤ ه من العوج و الفطور
Le groupe nominal (سبعَ سماوات) peut être une explicitation du pronom complément (تفسیر الضمیر ; cf. Kassâf) ou une apposition ((بدل, auxquels cas le sens serait littéralement : «Il les fit harmonieusement, sept cieux ». Il semble cependant plus probable qu’il s’agisse d’un spécificatif : تمییز) « Il les fit
harmonieusement en sept cieux ») ou, mieux encore (cf. Durra), d’un second complément d’objet de سوّی (« 11 en fit harmonieusement sept cieux »).
Le verbe خَلفَ n’exprime pas une simple succession (تعاقب،توالی،تتالی), mais plutôt le fait de « prendre la place de » quelque chose ou de quelqu’un. Cette distinction apparaît bien dans certaines expressions, comme) اختلاف اللیل والنهار) (Cor. 2.164, 3.190, 10.6, 23.80, 45.5) qui désigne une « alternance » dans laquelle le jour et la nuit viennent successivement « prendre la place » l’un de l’autre. On peut aussi remarquer que Moïse demande à son frère de le « remplacer » auprès des enfants d’Israël (اخلفنی في قومی) (Cor. 7.142) et que Dieu a mis d’autres peuples « à la place » des peuples qu’il a fait disparaître (cf. Cor. 7.69 : (جعلکم خلفاء من بعد قوم نوح) et 7.74 : (جعلکم خلفاء من بعد قوم عاد). Le خلیفة est donc à proprement parler un « remplaçant » qui « remplace » une personne absente ou qui « prend sa place ».
On perçoit alors la difficulté que pose la traduction du mot (خلیفة) par « remplaçant » dans le présent verset. Si le sens du passage est qu’Adam et les Hommes Parfaits après lui auront la fonction de « représenter Dieu » sur terre (خلیفة الله في الأرض), parler d’un « remplaçant de Dieu » impliquerait que l’on envisage une certaine « absence » (غیبه) de Dieu ? Le problème n’est en réalité que d’apparence, car on peut effectivement bien dire que Dieu est « absent » ((غیب à ce monde en ce sens qu’il échappe à la perception des créatures et n’est pas « présent » à leurs sens. Plus profondément, on peut même dire que c’est précisément par la présence d’un خلیفة الله, d’un « remplaçant ou lieutenant de Dieu », que Dieu est « présent » en ce monde.
Mais il existe aussi une autre interprétation de ce verset, qui concerne non plus Adam ou l’Homme Parfait, mais le genre humain dans son ensemble, et qui correspond donc mieux au contexte (on pensera en particulier à la réponse des anges). En effet, certains commentaires des Imams de la famille du Prophète expliquent qu’il est simplement question dans le présent verset de « remplacer » par des êtres humains les créatures qui avaient auparavant peuplé la terre, et en particulier les anges qui se trouvaient alors sur terre (cf. Burhàn, v.l p. 163s.). On peut d’ailleurs remarquer, pour renforcer cette interprétation, qu’au verset 43.60, Dieu menace des hommes de les remplacer à leur tour par des anges :
(ولو نشاء لجعلنا منکم ملائکة في الأرض یخلفون).
Ces sens ne s’excluent d’ailleurs pas forcément et peuvent fort bien être superposés à divers niveaux de signification. La traduction de خلیفة par «remplaçant» semble alors être la seule qui permette cette double lecture : le mot « remplaçant » peut en effet désigner le genre humain, qui vient «prendre la place » d’autres créatures, mais aussi un « lieutenant » et «représentant » de Dieu dont on peut ajuste titre dire qu’il agit « en lieu et place » de Dieu dans le monde des créatures (sans que cela veuille dire, bien entendu, qu’il occuperait une place précédemment occupée par Dieu, car Dieu est hors de toute condition spatiale ou temporelle).
Pour (من یفسد فیها), voir 2.11 (avec d’autres renvois).
A propos du tasbïh des anges, voir 7.206, 21.19-20, 39.75, 40.7, 41.38, 42.5 (et aussi 13.13). – Certains considèrent que سبّح بحمدهsignifie tout simplement soit نسبّحک soit نتکلم بحمدکet qu’il n’y a pas à envisager ici deux actes distincts. Le sens de l’expression serait donc tout simplement « nous proclamons Ta louange » ou « nous célébrons Ta transcendance ».
Il semble cependant plus juste, comme le pensent nombre de commentateurs, de considérer que la précision بحمدک)) est significative et qu’il est donc bien question ici de deux actes complémentaires : la célébration de la pureté divine à l’égard de tout défaut ou imperfection (tasbïh) et la louange de l’absolue perfection divine (tahmïd). On retrouve d’ailleurs explicitement cette conjonction dans certaines formules rituelles de la Prière :
سبحان ربّي العظیم وبحمده et سبحان ربّي الأعلی وبحمده (cf. le hadith rapporté à ce propos par Qurtubï d’après Muslim). D’un point de vue grammatical, le groupe nominal (بحمدک) serait alors en position de complément d’état (في موضع الحال ; cf. Kassâf, Durra), et l’expression équivaudrait à :
نسبّح حامدین لک وملتبسین بحمدک.
On peut encore envisager la possibilité que (بحمدک) soit un complément de moyen (la préposition ب étant (للاستعانة. Le sens serait alors que «nous célébrons Ta transcendance au moyen de Ta louange », autrement dit « en employant la louange que Tu T’es Toi-même adressée et qui est la seule qui puisse véritablement Te convenir ».
La traduction de ب par « avec » permet ici de préserver ces deux lectures : « alors qu’avec Ta louange nous célébrons Ta transcendance » peut en effet aussi bien signifier que nous la célébrons « au moyen de Ta louange » et que nous la célébrons « en même temps que Ta louange ». De nombreux hadiths et commentaires (cf. Qurtubï ; Burhân, v.3 p.215-216, n° 12-16) expliquent la formule سبحان اللهcomme une proclamation du fait que Dieu est pur de toute imperfection et en particulier de ce que disent de Lui les païens et en donnent pour équivalent les formules تنزیه الله ou أنفة الله. D’où l’idée de rendre le verbe سبّح par « célébrer la pureté » et la formule سبحان الله par « pureté à Dieu ».
Le verbe قدّس étant transitif direct, le ل de نقدّس لک)) pose problème : est-il explétif ou significatif ? Dans le premier cas, نقدّس لک)) équivaudrait à نقد سک et signifierait ننزّهک عمّا لا یلیق بک, ce que l’on pourrait rendre par « nous Te sanctifions ».
Dans le second cas, qui a été préféré en vertu du principe qu’il vaut mieux ne pas considérer un mot comme explétif tant qu’on peut lui trouver un sens, (لک) aurait pleinement la valeur de من أجلک, « pour Toi ». Plusieurs interprétations sont alors proposées :
– certains pensent que نقدّس لک)) signifie tout simplement نصلی لک
« nous faisons la Prière pour Toi » ;
– d’autres rapportent (لک) à l’ensemble des actes évoqués par (نقدّس) et
(نسبّح بحمدک), en ce sens que « nous faisons tout cela pour Toi ».
– d’autres enfin conservent pleinement à قدّس sa valeur première de طهّر
(« Purifier ») et envisagent donc un complément d’objet sous-entendu.
نقدّس لک)) pourrait alors signifier soit نطهّر أنفسنا لک (« nous [nous] purifions pour Toi») soit, comme le commente le Tafsïr al Imam al-‘Askarï,
نطهّر الأرض لک (« nous purifions [la terre] pour Toi »).
On remarquera cependant que les idées de « sanctifier Dieu » et de « prier pour Lui » n’apporteraient rien de vraiment nouveau par rapport à l’expression précédente نسبّح بحمدک)))). Les idées de « se purifier » ou de « purifier la terre » ajoutent par contre une nouvelle raison invoquée par les anges pour être préférés à l’homme. Seulement, on ne voit pas très bien en quel sens les anges, créatures pures par excellence, pourraient bien « se purifier ». On comprend au contraire très bien que les anges mettent en valeur le fait qu’ils « purifient la terre pour Dieu » au contraire de l’homme qui « y fera œuvre d’iniquité et versera le sang ». C’est pourquoi cette idée paraît de toutes la plus intéressante.
La racine ق د س évoque les sens de « pureté » et « sainteté ». La traduction du verbe قدّس par « sanctifier » convient donc parfaitement, puisque « sanctifier » signifie à la fois « révérer comme saint » et « rendre saint » (le Robert ; cf. l’expression « sanctifier le monde » et la forme pronominale « se sanctifier »).
Pour سبحانک)), voir l’étude . 2.30.4
Pour إني أعلم غیب السماوات والأرض)), voir en particulier 35.38 et 49.18. On retrouve encore cette notion avec l’expression) له غیب السماوات والأرض) en 11.123, 16.77, 18.26 et avec l’expression (عالم الغیب والشهادة) en 6.73, 9.94, 105, 13.9, 23.92, 32.6, 39.46, 59.22, 62.8, 64.18 (voir aussi 6.59, 10.20, 27.65, 72.26). – Pour (أعلم ماتبدون وما کنتم تکتمون) et d’autres expressions dans le même sens, voir 2.77, 284, 3.29, 5.99, 6.3, 13.10, 14.38, 16.19, 23, 20.7, 21.110, 24.29, 27.25, 74, 28.69, 33.54, 36.76, 60.1, 64.4, 87.7 (et aussi 3.167, 4.108, 5.61, 9.78, 11.5, 21.2-3, 40.19, 43.80, 47.26, 67.13).
La présence d’un verbe à l’inaccompli et d’un verbe à l’accompli dans la tournure أعلم ما تبدون وما کنتم تکتمون)) est atypique. En se reportant aux renvois indiqués, on peut constater qu’une telle tournure est le plus souvent employée avec deux inaccomplis (comme en 2.77) مایسرّون وما یعلنون)) et parfois avec deux accomplis (comme en 60.1 (أنا أعلم تما أخفیتم وما أعلنتم), ces accomplis devant toutefois être traduits en français par des verbes au présent (voir à ce propos l’étude 2.3). Faut-il alors envisager ici une opposition temporelle entre ما تبدون)) et ما کنتم تکتمون)) et considérer cette dernière expression comme un passé ? Plusieurs considérations amènent à répondre par la négative.
La principale raison est que dire « Je sais […] ce que vous celiez », impliquerait que Dieu ait pris connaissance d’une chose qu’il aurait auparavant ignoré, puisque cela signifierait : « Je sais enfin ce que vous celiez auparavant et qui est maintenant apparu ». En effet, pour signifier que Dieu avait connaissance de ces choses au moment où elles étaient celées, la phrase devrait être entièrement au passé (« Je savais […] ce que vous celiez ») et pour signifier que Dieu a, actuellement ou en permanence, connaissance de ce qui est celé, la phrase devrait être entièrement au présent (« Je sais […] ce que vous celez »). Comme rien ne permet d’entendre le verbe (أعلم) au passé, seule la dernière possibilité reste envisageable, laquelle est d’ailleurs celle qui convient le mieux dès lors qu’il est question de la permanente omniscience divine.
Reste alors à expliquer l’emploi de (ما کنتم تکتمون). Après s’être reporté aux remarques faites en 2.23 sur l’emploi de کا ن avec une valeur de présent indéfini ou permanent, on pourra constater que c’est bien une telle valeur qu’il faut prendre en compte ici. Le sens de la tournure (ما کنتم تکتمون) est en effet, non pas de rappeler un événement passé, mais d’évoquer un état actuellement réalisé, un état qui est soit « caché en vous-mêmes et à vous mêmes », soit « cache chez certains parmi vous » et que seule une mise à l’épreuve est susceptible de révéler. ما کنتم تکتمون) ) peut alors simultanément référer à deux choses au moins :
– d’abord la conviction qu’avaient inconsciemment les anges d’être les
meilleures créatures de Dieu. La création et la désignation d’Adam comme
خلیفة– fut alors l’épreuve qui leur fit prendre conscience de cette conviction
cachée, tandis que l’épreuve de la « connaissance des noms » leur en révéla
la vanité et la fausseté.
– Ensuite insoumise et rebelle d’Iblis, qui sera révélée à lui-même et aux autres par l’épreuve de la prosternation devant Adam.
Par ailleurs, les deux propositions commençant par (أعلم) apparaissent comme deux propositions coordonnées qui constituent ensemble le propos rapporté introduit par (ألم أقل لکم). Elles sont donc toutes deux des خبران, ce qui en fait en français des compléments du verbe dire dans « ne vous avais-je pas dit ». Quant à la traduction de (أعلم) par deux verbes différents (« connaître » et « savoir »), elle est tout simplement déterminée par la nature des compléments dans chacune des deux phrases : on ne peut pas bien dire aujourd’hui «je sais ce qui est dans les cieux… » (cf. Le Robert) et l’on ne dira pas non plus « je connais ce que vous dites et ce que vous cachez ».
(کلا منها) signifie «mangez de lui», (« lui » ayant pour antécédent « Paradis ») et رغدًا)) désigne l’abondance de biens (cf. 16.112 (یأتیها رزقها رغدًا من کلّ مکان […] (قریة). Les commentateurs considèrent généralement (ici et en 2.58) qu’il faut sous-entendre أکلا رغدًا, qu’ils explicitent par des expressions telles que : واسعًا بلا تعب ولا نصب. Il est bien évident, en effet, que Dieu ne donne pas l’ordre de « manger en abondance », mais de manger sans restriction de ce qui se trouve là en abondance et que l’on peut se procurer sans peine. L’absence de restriction étant déjà clairement suggérée par l’expression « [partout] où vous voulez », qui traduit (حیث شئتما), les idées essentielles d’abondance et d’aisance qu’évoque (رغدًا) ont été rendues par : « ce qu’il offre en abondance ».
Dans l’expression فأزلّهما الشیطان عنها)), le pronom ها peut avoir pour antécédent le « Paradis » ا لجنة)) ou l’arbre (ا لشجرة).
– Si l’on retient ا لشجرة)) comme antécédent (cf. Kassaf), le verbe ا زل
signifiera « faire trébucher », « faire commettre une faute » (حملهما علی الزلة)
et (عنها) signifiera « du fait ou à cause de l’arbre » (بسبب الشجرة). La
proposition suivante exprimerait alors la conséquence de cette faute et l’on
aurait ainsi l’ensemble : « alors Satan les fit pécher à cause de [l’arbre] et il
les fit sortir de [l’état] dans lequel ils étaient ».
– Si l’on retient (الجنة) comme antécédent de (عنها) (cf. Magma al-bayân, Qurtubi), le verbe ا زل aura le sens d’« écarter » (نحّي), qui est proprement son sens lorsqu’il est construit avec عن. On retrouve d’ailleurs ce sens dans la variante de lecture أزا لهما (au lieu de أزلهما))), mais avec cette différence, précise Abu Hilâl al-‘Askari, que أ ز ل ajoute une idée de « précipitation ». Cette nuance pourrait alors assez bien être rendue en français par l’expression «faire chuter», si ce verbe ne relevait pas du vocabulaire familier. On a donc pensé à l’expression « faire déchoir », puisqu’il est question du passage d’un état supérieur à un état inférieur et que le verbe « déchoir » signifie précisément « tomber dans un état inférieur à celui où l’on était » ( Le Robert). Selon cette compréhension, la première proposition portant déjà sur la sortie du Paradis, la seconde proposition ne sera qu’une précision de la première, et non pas une conséquence. C’est pourquoi la coordination par ف dans فأخرجهما)) est donnée par Ibn Hisâm comme exemple type « de coordination ne marquant pas une succession réelle mais simplement l’évocation successive d’une même chose de manière globale puis de manière plus explicite ».
Il ne semble pas que la langue ou le contexte puissent fournir un argument décisif en faveur de l’une ou l’autre de ces deux compréhensions. On s’en est donc remis au fait que le Tafsïr al Imâm al-‘Askarï donne expressément الجنة)) comme antécédent de (عنها) (cf. Burhân, n° 1).
Pour متاع إلی حین)), voir 7.24, 21.111 (et aussi 10.98, 16.80, 36.44, 37.148, 51.43). La qualification de la vie de ce monde comme une jouissance éphémère متاع قلیل)) et trompeuse متاع الغرور)) est par ailleurs un thème récurrent du Coran. Voir en particulier 2.126, 3. 185, 197, 4.77, 9.38, 13.26, 31.24, 33.16, 39.8, 40. 39, 43.35, 57.20, 77.46.
Ibn HiSâm donne (فتاب علیه) comme exemple de فاء de coordination avec
idée de causalité (عاطفة تفید السببّیة). Comme le signalent alors bien des
commentateurs, il faut donc sous-entendre, entre les deux premières
propositions de ce verset, quelque chose comme « Adam implora Dieu par
ces paroles ».
Comme le signale le Lisân al-‘arab, le verbe تا ب évoque fondamentalement l’idée de « retourner » ou « revenir ». Cependant, afin d’éviter de dire que Dieu « retourne » ou « revient » vers Son serviteur (ce qui laisserait entendre qu’il en fut éloigné), on a préféré rendre تاب par « se tourner », gardant « revenir » et « retour » pour traduire أنا ب et إنابة, qui ne s’emploient que pour parler du retour de l’homme vers Dieu. On peut d’ailleurs remarquer que, pour distinguer les sens de تاب et de أناب, Abu Hilâl al-‘Askari signale que تا ب évoque « le repentir par rapport aux fautes passées » (autrement dit une attitude qui consiste à « se détourner » de ses fautes et à « se tourner » vers Dieu) tandis que أ نا ب évoque le fait de « s’abstenir des fautes dans l’avenir » (et donc d’avancer dans la voie du « retour » vers Dieu).
Ainsi, puisque تاب évoque l’idée de « se repentir de ses fautes », توبة sera traduit par « repentir », تاب par « se repentir » ou « montrer du repentir », et تاب إلی par « revenir vers/à (Dieu) repentant » ou « avec repentir ».
Lorsqu’il est question de Dieu, par contre, تاب signifie qu’il « Se tourne vers l’homme avec clémence», la clémence étant, d’après Le Robert, la « vertu qui consiste, de la part de celui qui dispose d’une autorité, à pardonner les offenses et à adoucir les châtiments ». Cette clémence peut alors intervenir, soit pour adoucir certaines prescriptions trop lourdes (comme aux versets 2.187 (علم الله أنّکم کنتم تختانون أنفسکم فتاب علیکم) et 73.20 (علم أن لن تحصوه فتاب علیکم) ; soit pour amener l’homme au repentir (comme en 9.118 ثم تاب علیهم لیتوبوا))), soit enfin, le plus souvent, pour agréer le repentir de l’homme.
On traduira alors توبة par « clémence » تاب علی par « se tourner vers (l’homme) avec clémence», «se montrer clément envers (lui) » ou « faire preuve de clémence envers (lui) ».
Enfin, التوّاب sera le «Très Clément» lorsqu’il désigne le Seigneur et « celui qui se repent beaucoup » lorsqu’il s’applique aux serviteurs.
A propos de (فلا خوف علیهم ولا هم یحزنون), voir en plus 2.62, 112,262, 274, 277, 3.170, 5.69, 6.48, 7.35, 49,10.62, 43.68, 46.13 (et aussi 39.61 et 41.30).
Pour (اذکروا نعمتي التي أنعمت علیکم), voir 2.47, 122 (et aussi 5.20, 14.6) -Sur la notion de وفاء بالعهود, voir 2.177, 3.76, 5.1, 6.152,13.20, 16.91, 17.34, 23.8, 33.15, 48.10, 70.32, 76.7 (ainsi que la contrepartie négative : 2.27, 4.155, 5.13, 13.25) – Pour (فإیّاي فارهبون), voir 16.51.
Pour مصدّقا لما معکم)), voir 2.89, 91, 101, 3.81, 4.47 ; voir aussi (مصدّقا لما بین یدیه) et d’autres tournures approchantes en 2.97, 3.3, 5.48, 6.92, 10.37, 12.111, 35.31, 46.30 (même formulation en rapport avec la mission de Jésus : 3.50, 5.46, 61.6) – Pourvu ولا تشتروا بآیاتي ثمناً قلیلاً)), voir 2.79, 174, 3.77, 187, 199, 5.44, 9.9 (et aussi 5.106,16.95).
صدّق est généralement traduit par « confirmer », qui correspond effectivement à l’idée évoquée par le verbe arabe. Cependant, on est alors en droit de s’étonner que le Coran et, dans d’autres versets, le Prophète nous soient présentés comme venant « confirmer » les Ecritures qui les ont précédés : comment pourraient-ils en même temps « authentifier » ces Ecritures et par ailleurs proclamer de la manière la plus explicite et la plus catégorique qu’elles ont été volontairement altérées (voir 2.75, 79, 174, 4.46, 5.13, 41, 6.91). Cela aurait bien pu se concevoir s’il avait été question des Ecritures originelles, mais les expressions
لما معکم)) et (لما بین یدیه), qui accompagnent toutes les occurrences de مصدّقا)) et autres expressions apparentées, évoquent clairement les Ecritures telles qu’elles étaient à l’époque de la révélation du Coran (voir en particulier le verset 5.48 ((وأنزلنا إلیک الکتاب بالحق مصدّقا لما بین یدیه من الکتاب) .
Le sens qu’il faut retenir pour صدّق dans ce contexte ne semble donc pas être celui de « confirmer », mais plutôt celui de « vérifier », dans le sens de « constituer le signe de la vérité de quelque chose » (Le Robert), les deux sens étant d’ailleurs tout à fait apparentés. En effet, le Coran et le Prophète « vérifient » ce qui se trouve dans les Ecritures Saintes des gens du Livre parce qu’ils viennent « concrétiser » dans la réalité les prédictions qui s’y trouvent et qu’ils « répondent » et « correspondent » aux « signes » donnés par Dieu pour permettre de les reconnaître et de les authentifier. Le Coran et le Prophète sont ainsi le « réfèrent », le مصداق des prophéties contenues dans les Ecritures précédentes (cf. Lisân al- ‘arab : هذا مصداق هذا أي ما یصدّقه). C’est en ce même sens que Bossuet dit que les « promesses [des prophètes] se sont vérifiées dans les temps de Notre Seigneur [Jésus-Christ] » (Le Littré), le Christ étant le مصداق « vérifiant » ces prophéties parce qu’il « répond à » ce qu’elles annoncent. Il est intéressant de remarquer à ce propos que, dans un même verset (5.46), le Coran présente simultanément Jésus fils de Marie comme « répondant à » ce qui fut annoncé et comme annonçant la bonne nouvelle du Prophète à venir :
(وإذا قال عیسی ابن مریم یا بني إسرائیل إنّي رسول الله إلیکم مصدّقا لما بین یدي من التوراة ومبشّرا برسول یأتي من بعدي اسمه أحمد)
Certains commentateurs, en particulier l’auteur du Magma ‘ al-bayân, ont fort bien distingué ces deux sens apparentés du verbe صدّق et considéré que l’idée de «vérifier» les prophéties précédentes devait être préférée, puisqu’elle constituait un argument définitif à rencontre des gens du Livre. Par ailleurs, on peut remarquer que l’emploi du verbe « vérifier » a aussi pour conséquence que tout ce qui, dans les Ecritures Saintes, est en accord avec le Coran est par là même « vérifié » et « authentifié » par cette ultime Révélation divine. Le verbe شَری et sa forme réfléchie اشتری désignent en principe deux opérations commerciales réciproques :
شری signifie « donner quelque chose en échange d’autre chose », la
chose donnée étant un complément direct, tandis que la chose prise est
introduite par la préposition بٍ ;
اشتری signifie au contraire « prendre quelque chose en échange d’autre
chose», et c’est la chose prise qui est ici complément direct, tandis que la
chose donnée est introduite par ب .
Lorsque les deux choses échangées sont deux « marchandises » (cf. 2.16, 86, 175, 3.177, 4.74), les deux verbes seront traduits par «troquer», à charge de bien faire attention qu’en français on « troque ce que l’on donne contre ce que l’on prend » et qu’il faut donc, avec le verbe اشتری, faire une inversion des compléments.
Lorsque l’une des choses échangées est un « prix », il ne s’agit plus de troc, mais de vente et d’achat. Normalement, شری signifiera donc « vendre » (2.102, 207, 12.20) et اشتری « acheter » (cf. 2.90, 4.44, 102, 9.111,12.21, 31.6), le prix étant dans ces deux cas le complément introduit par بٍ : on aura ainsi les deux expressions « vendre à/pour tel prix » et « acheter à/pour tel prix ».
Seulement voilà : il arrive fréquemment, avec اشتری, que ce soit le prix qui apparaisse comme complément direct (cf. 2.41, 79, 174, 3.77, 187, 199, 5.44, 106, 9.9, 16.95). Littéralement, il s’agit donc de « prendre tel prix en échange de telle chose » : il ne s’agit donc plus d’un achat, mais d’une vente. Toutefois, la phrase لا تشتروا بآیاتي ثمنا قلیلا)) n’apparaît pas comme un simple équivalent inversé de لا تشروا آیاتي بثمن قلیل, et c’est pourquoi, plutôt que de rendre ces deux tours par une même expression, on a préféré user dans ce cas de la tournure « tirer de quelque chose tel prix », qui offre le double avantage d’épouser la structure de l’expression arabe et de bien en rendre l’idée.
L’expression (وتکتموا الحق) peut être entendue comme un complément
introduit par un وا و ا لمعیة et signifiant « en celant la vérité ». Il est cependant
plus probable qu’il s’agisse d’une seconde interdiction ordonnée (…لاتلبسوا) : l’expression équivaut ainsi à ولا تکتمواet signifie « ni ne celez la vérité » (cf. Kassâf, Magma’ al-bayân,…). Une construction identique se retrouve aux versets 2.188 et 47.35.
De la racine ع ق ل, seule la forme verbale عَقَلَ est employée dans le Coran,
avec deux sens différents : celui de « comprendre » (comme aux versets 2.75 (من بعد ما عقلوه) et 29.43 (ما یعقلها إلا العالمون)) et celui d’« user de son intelligence » (comme ici ou en 67.10 (لو کنا نسمع أو نعقل)), sens que l’on
rendra par « raisonner », gardant « réfléchir » pour traduire فکر et تفکر.
On traduit souvent البرّ par «la piété», et il est vrai que cette idée est comprise dans le sens du mot arabe, comme il est vrai aussi que les notions de « piété filiale » et de برالوالدین se correspondent tout à fait. Il y a cependant des différences sémantiques importantes entre la « piété » et البرّ.
Ainsi, la « piété » est définie comme « fervent attachement au service de Dieu, aux devoirs et aux pratiques de la religion » (Le Robert) ou comme « amour et respect pour les choses de la religion » (Le Littré), tandis que البرّ est tout simplement défini comme « sincérité et obéissance » (الصدق والطاعة; Lisân al- ‘arab) ou plus largement comme « faire abondamment le bien »
(التوسع في فعل الخیر ; Mufradât Râgib). Ce sens large est d’ailleurs celui qui mérite le plus d’être retenu : c’est en effet le seul qui permette d’appliquer ce mot (comme c’est le cas au verset 2.189) à des choses aussi diverses que la foi, la pratique des œuvres religieuses, la générosité, le fait de tenir ses engagements et l’endurance dans les épreuves et au combat. Il est clair que certaines de ces qualités ne relèvent pas de la « piété », mais plutôt de ce que l’on pourrait appeler le « bien faire ». Il n’est pas inutile à ce propos de remarquer que, si d’une manière générale « bien faire » signifie « se comporter comme il est bien de le faire », Le Littré signale aussi pour cette expression les sens de « faire du bien » (« La miséricorde divine ne cesse jamais de bien faire aux hommes ») et même de « se comporter bien dans un combat » (« Voilà notre avant-garde à bien faire animée »). On propose donc de rendre البرّ par «bien faire» (voire «le bien faire » s’il est besoin de recourir à un substantif, quoiqu’il serait sans doute plus clair, et donc préférable, de parler alors de « pratique du bien »).
((واستعینوا بالصبر والصلاة peut aussi bien signifier « recherchez l’aide [de Dieu] par la patience et la Prière » ou « recherchez l’aide de la patience et de la Prière ». Pour permettre ces deux compréhensions, on a pensé à traduire par « rechercher l’aide dans la patience et la Prière », qui évoque aussi bien l’aide qu’apportent par elles-mêmes la patience et la Prière et l’aide divine que l’on peut espérer obtenir par leur biais.
Le mot کبیرة est un équivalent de عظیمة (Burhân, n° 1 ; Magma ‘ al-bayân) ou de ثقیلة شاقّة (Kassâf). L’expression کبر علی, qui en est l’origine, se retrouve en 42.13 (کبر علی المشرکین ما تدعوهم إلیه). Il est donc question ici d’une « chose pénible » et d’une « grande charge » (on avait d’abord pensé à « grande affaire », mais on courait le danger que l’on comprenne cette expression dans le sens de « chose importante » au lieu de « chose pénible »).
Pour الذین یظنّون أنّهم ملاقوا ربّهم)), voir 2.249 ; sur le thème de la rencontre de Dieu (لقاء الله), voir 2.223, 6.31, 154, 9.77, 10.7, 11, 15, 45,11.29, 13.2, 18.105, 110, 23.33, 25.21, 29.5, 23, 30.8, 32.10, 23, 33.44, 41.54, 84.6.
Certains commentateurs ont pensé qu’il fallait ici entendre le verbe ظنّ dans le sens de عَلٍمَ, voire de أیقن. Pourtant, il n’y a pas à s’écarter de la valeur normale d’un terme tant que rien ne l’impose. Deux questions se posent alors : d’abord, quel est le sens propre de ظنّ et y a-t-il alors des éléments que imposent de renoncer à ce sens propre ?
Pour ce qui est du sens propre de ظنّ, les dictionnaires arabes ne nous sont pas d’une grande aide, puisqu’ils se contentent généralement de nous dire que ce mot est susceptible d’évoquer le doute aussi bien que la certitude
(الظنّ شک ویقین). Heureusement, Ibn ‘Arabi nous donne, dans son commentaire de ce verset, la clé de cette ambivalence : savoir, dit-il, c’est être sûr d’une chose ; douter, c’est hésiter entre deux choses, sans que l’une apparaisse plus probable que l’autre ; quant au ظنّ, c’est présumer de l’une des deux choses sans qu’il y ait certitude110. On peut ainsi comprendre que, lorsque la présomption est forte, le ظنّ puisse se rapprocher de la certitude au point d’en prendre quasiment la place et qu’au contraire, lorsque la probabilité est faible, le ظنّ reste si proche du doute que les deux se confondent. Cette position correspond assez bien à celle du verbe « penser » en français et la définition qui vient d’être donnée pour ظنّ pourrait aisément servir à définir « penser ». Mieux encore, il suffit de parcourir les divers sens de « penser » donnés dans Le Robert pour se rendre compte qu’on y retrouve pratiquement la même variation entre le doute et la certitude que dans les diverses occurrences de ظنّ. C’est donc en principe par « penser » qu’il faut traduire ظنّ, quitte à moduler le sens par des adverbes (« penser bien que… », etc.) chaque fois que cela s’impose.
Maintenant, y a-t-il dans le cas du présent verset des éléments qui conduiraient à renoncer au sens propre de ظنّ et à traduire ici ce verbe par « savoir » ou « être sûr » ? Si certains commentateurs l’ont pensé, l’idée ne fait pas pour autant l’unanimité. Ainsi, ZamahSarï commente ici ظنّ en disant qu’ils «s’attendent» (یتوقعون) à cette rencontre et «y aspirent» (یطمعون فیه). Ibn ‘Arabi pense également que ظنّ est employé ici dans son sens propre (الظنّ هنا علی با ب car si les fidèles sont bien « sûrs » que tous les humains, croyants ou mécréants, seront ramenés vers Dieu au Jour de la résurrection, cela ne signifie pas pour autant que tous rencontreront Dieu : le verset 83.15, par exemple, énonce clairement que certains seront privés (محجوبون) de cette rencontre. La rencontre de Dieu n’est donc pour les fidèles qu’un espoir dont ils « pensent bien » qu’il se réalisera par la grâce de Dieu.
Ces précisions apportées par Ibn ‘Arabi nous permettent de mieux comprendre ce qui a pu conduire certains commentateurs à considérer que ظنّ signifiait ici « savoir » et « être sûr », mais elles nous donnent aussi de bonnes raisons de ne pas leur emboîter le pas. En fait, il semble bien que ces commentateurs ont considéré que la « rencontre de Dieu » (لقاء) et le « retour vers Dieu » (رجوع) n’étaient qu’une seule et même chose et avaient partout dans le Coran une signification unique, à savoir que les humains se retrouveront tous rassemblés devant Dieu pour le Jugement dernier. Ils en ont donc conclu que le verbe ظنّ devait avoir ici une valeur de totale certitude, puisque ce rassemblement final est une chose inévitable. Or, on peut fort bien conserver à ce verbe son sens propre si l’on comprend que ce sont au contraire la « rencontre de Dieu » et le « retour vers Dieu » qui doit être entendus différemment suivant que la tournure employée exprime la certitude ou l’espoir. Si la tournure exprime la certitude, il sera simplement question du fait de se retrouver devant Dieu lors du Jugement dernier, car ce « retour » et cette « rencontre » sont inéluctables pour tous, fidèles comme mécréants. Si par contre la tournure marque seulement l’espoir, la « rencontre » évoquera cette proximité avec Dieu que nul ne peut être certain d’atteindre et le «retour vers Dieu » sera alors proprement le retour vers Ses marques d’honneur et vers Ses paradis. Conserver à ظنّ son sens propre est alors non seulement possible, mais apparaît bien plus en accord avec les enseignements du Coran et de la Sunna ainsi qu’avec les conclusions d’une saine intelligence, comme le montre bien ce commentaire du Tafsïr al Imâm al- ‘Askarï (cf. Burhân, v.l p.208) :
II a ensuite décrit les humbles en disant « ceux qui pensent qu’ils vont rencontrer leur Seigneur… » [C’est-à-dire] ceux qui estiment (یقدّرون) qu’ils auront avec leur Seigneur cette rencontre qui est la plus grande de Ses marques d’honneur envers Ses serviteurs. Il a dit qu’ils « pensent » tout simplement parce qu’ils ne savent pas comment finira leur vie, car les fins dernières sont cachées, « …et que c’est [bien] vers Lui qu’ils s’en vont retourner » [c’est-à-dire] vers Ses marques d’honneur et la félicité de Ses paradis, en raison de leur foi et de leur humilité. Ils ne savent pas cela en toute certitude, parce qu’ils ne sont pas assurés de ne pas changer. Le Messager de Dieu, Dieu le bénisse lui et les siens et leur donne la Paix, a dit : « Le fidèle ne cesse de craindre de mauvaises fins dernières, sans être sûr de parvenir à la satisfaction de Dieu, jusqu’au moment où il doit rendre l’âme et que l’ange de la mort lui apparaît. »