Abstract
Pour les musulmans, cโest la Parole mรชme de Dieu.
Pour les non-musulmans, ce Livre mรฉrite ร tout le moins dโรชtre inscrit au nombre des plus sublimes chef-dโลuvres de la littรฉrature et de la sagesse universelles.
Matรฉriellement parlant, le Coran se prรฉsente sous la forme dโun volume de taille moyenne, dโenviron 600 pages lorsquโil est imprimรฉ avec une assez grosse รฉcriture.
Il est divisรฉ en 114 ensembles, appelรฉs ยซ sourates ยป, qui regroupent des ยซ versets ยป numรฉrotรฉs, des versets dont le nom arabe, รขya, signifie ยซ signe ยป, parce que ces versets sont autant de signes de Dieu, autant de symboles qui rรฉvรจlent le Divin.
Le nombre de versets de chaque sourate est trรจs variable, allant de trois versets pour les plus petites jusquโร 286 versets pour la sourate la plus longue.
Il est important de comprendre que ces sourates ne sont pas des chapitres dโune histoire suivie, comme on peut le trouver dans la Bible par exemple. Chaque sourate forme un tout indรฉpendant, et il est mรชme possible de trouver encore des thรจmes complets et indรฉpendants formant des sous-ensembles ร lโintรฉrieur dโune seule sourate.
Cโest pour cette raison que le lecteur, en particulier le lecteur occidental habituรฉ ร la lecture de la Bible ou de romans, est gรฉnรฉralement dรฉroutรฉ par la lecture du Coran et par le fait que les thรจmes ne se suivent pas selon une progression linรฉaire, mais semblent au contraire รฉclater comme une ยซ pluie dโรฉtoiles ยป.
Cโest que le fil conducteur de la Rรฉvรฉlation nโรฉtait autre, en rรฉalitรฉ, que lโhistoire mรชme de la communautรฉ musulmane naissante.
Le commencement de lโhistoire fut le dรฉbut de cette prรฉdication qui appelait les habitants de La Mecque ร sโรฉveiller et ร revenir ร Dieu.
Lโaboutissement de cette histoire fut ce moment oรน, sachant venir sa fin, le Prophรจte ferma ce livre pour le confier ร ses gardiens : les Gens de sa Demeure, ceux quโil avait lui-mรชme formรฉs pour assumer aprรจs lui le fardeau sublime, mais รด combien pesant, de ce dรฉpรดt confiรฉ par Dieu.
Entre ces deux points, ce sont les รฉvรจnements que vivait la communautรฉ qui รฉtaient autant dโoccasions pour Dieu de sโadresser ร Ses fidรจles pour les former, les รฉduquer, les enseigner, les rappeler ร lโordre ou les encourager :
tantรดt, telle parabole, riche dโenseignement, devait รชtre reprise sous un autre angle, pour en dรฉvelopper une autre dimension ;
tel rรฉcit de la vie dโun Prophรจte du passรฉ devait รชtre rรฉpรฉtรฉ en ajoutant dโautres dรฉtails qui lโรฉclairaient dโun nouveau jour ;
tantรดt cโest une loi quโil fallait rรฉvรฉler pour rรฉpondre ร un problรจme qui venait de se poser ;
des conseils quโil fallait prodiguer pour que les individus puissent mieux vivre ensemble dans leur nouvelle sociรฉtรฉ ;
dโautres fois, il sโagissait de proposer ร la mรฉditation de tous des principes spirituels, des considรฉrations morales, des sujets de rรฉflexions sur le monde ou sur lโhomme ;
parfois il fallait faire peur, afin de rรฉveiller, dโautres fois il fallait rรฉjouir, afin de motiverโฆ
Bref, il fallait appeler, rappeler, dire et redire, pour รฉduquer et former les gens ร devenir de vรฉritables ยซ รชtres humains ยป, dans toutes les dimensions spirituelles et matรฉrielles qui constituent lโhumanitรฉ.
Dieu, Crรฉateur de lโhumanitรฉ, en est aussi lโEducateur, et le Coran, comme toutes les Rรฉvรฉlations qui lโont prรฉcรฉdรฉes, est un livre de formation et dโรฉducation de cette humanitรฉ.
Il ne faut donc pas sโรฉtonner dโy trouver des rรฉpรฉtitions : on nโapprend quโen rรฉpรฉtant.
Il ne faut pas sโรฉtonner dโy trouver des passages qui touchent aux domaines les plus divers : dans chacune de ces matiรจres, lโhomme a besoin dโรชtre enseignรฉ.
Enfin, il ne faut pas sโรฉtonner de le trouver comme ยซ รฉclatรฉ ยป : le Coran nโest pas un ยซ cours dโhumanitรฉ en dix leรงons ยป, mais une ยซ pluie dโรฉtoiles ยป tombant du ciel comme autant dโรฉclats de lumiรจre ร recevoir, ร mรฉditer, ร comprendre et ร mettre en ลuvre.
Quโarriva-t-il au Coran aprรจs le dรฉpart du Messager de Dieu, que les bรฉnรฉdictions et la Paix divines soient sur lui et les siens ? Le grand savant andalou Ibn Djozayy al-Kalbรฎ nous lโexplique en quelques phrases brรจves :
ยซ Du vivant du Messager de Dieu, que Dieu le bรฉnisse et lui donne la Paix, le Coran รฉtait รฉpars sur des feuillets et dans les poitrines des hommes. Lorsque le Messager de Dieu, que Dieu le bรฉnisse et lui donne la Paix, mourut, [son cousin] โAlรฎ fils dโAbou Tรขlib, que Dieu soit satisfait de lui, resta enfermรฉ dans sa maison et rassembla [le Coran] selon lโordre de sa rรฉvรฉlation. Si son corpus (mishaf) รฉtait retrouvรฉ, on y trouverait force science, mais il nโa pas รฉtรฉ retrouvรฉ. [โฆ] ยป
Par la suite, ยซ des corpus รฉcrits ร partir de ce que rapportaient les Compagnons se rรฉpandirent sous tous les horizons et il y avait des divergences entre eux. ยป Le troisiรจme Calife, โOthmรขn, dรฉcida donc dโimposer un corpus unique et confia ร Zayd Ibn Thรขbit la mission de le rรฉunir. Lorsque le corpus fut achevรฉ, le Calife en fit faire des copies quโil fit envoyer aux diverses grandes villes, ordonnant de dรฉtruire tous les autres corpus.
ยซ Lโordre des sourates tel quโon le connaรฎt aujourdโhui, conclut alors al-Kalbรฎ, est donc lโลuvre de โOthmรขn, de Zayd Ibn Thรขbit et de ceux qui rรฉdigรจrent avec lui le corpus. Certains ont dit quโil รฉtait lโลuvre du Messager de Dieu, que Dieu le bรฉnisse et lui donne la Paix, mais cโest improbable et rรฉfutรฉ par les traditions rapportรฉes ร ce propos. ยป (Ibn Djozayy al-Kalbรฎ, Tafsรฎr, al-moqaddimato l-oulรข, p.4)
Les sourates du Coran ne sont donc pas classรฉes selon lโordre de leur rรฉvรฉlation, ni mรชme selon un ordre fixรฉ par le Prophรจte, mais selon un ordre arbitraire allant approximativement des sourates les plus longues aux sourates les plus courtes.
Ce reclassement des sourates ne fait ainsi quโaccentuer lโimpression de dรฉcousu et dโabsence de fil conducteur que ressent le lecteur, car il ne peut mรชme pas retrouver le lien que la Rรฉvรฉlation entretenait avec lโhistoire de la communautรฉ musulmane naissante.
Nรฉanmoins, il faut bien faire attention au fait que, si les รฉvรฉnements qui marquรจrent la vie de la premiรจre communautรฉ musulmane furent autant dโoccasions pour la rรฉvรฉlation des enseignements divins, ces enseignements ne sauraient รชtre rรฉduits ร ces รฉvรฉnements.
Il en va tout ร fait de mรชme lorsquโon apprend quelque chose ร un enfant ร lโoccasion dโune expรฉrience quโil vient de vivre : la leรงon quโil reรงoit ne se limite รฉvidemment pas ร cette expรฉrience. Lโรฉvรฉnement ne fut que lโoccasion de lโenseignement et non pas sa seule raison dโรชtre.
On ne peut donc en aucun cas enfermer le Coran dans les รฉtroites limites des รฉvรฉnements qui se dรฉroulรจrent au septiรจme siรจcle ร La Mecque et ร Mรฉdine.
Plus encore, mรชme les passages qui ont un rรฉfรฉrent historique ne sont pas lร pour dire lโhistoire : lโhistoire ne sert ici que de support pour enseigner, former et รฉduquer, aussi bien ceux qui ont vรฉcu cette histoire que les gรฉnรฉrations futures, aussi longtemps que le monde sera monde.
Cโest pourquoi il faut lire ce texte, non pas comme un livre dโhistoire dans lequel on chercherait la trace dโรฉvรฉnements du passรฉ, mais comme un livre dโhumanitรฉ dans lequel lโhistoire elle-mรชme nโa de valeur que dans la mesure oรน elle permet de former lโhomme dโaujourdโhui et de demain.
Le Coran forme un tout et ce nโest quโen le prenant ainsi, en le lisant et en le rรฉpรฉtant, en lโentendant et en le mรฉditant, que chaque partie, peu ร peu, rรฉsonne ร lโunisson des autres, sโรฉclairant mutuellement, se soutenant, se complรฉtant, se rรฉpondant lโune ร lโautre pour finalement constituer cet รฉdifice inรฉbranlable et harmonieux destinรฉ ร conduire lโhomme, en tant quโindividu et comme sociรฉtรฉ, vers son accomplissement.
Le Coran, avons-nous vu, ne saurait รชtre ยซ enfermรฉ ยป et restreint ร lโรฉpoque de sa rรฉvรฉlation, car si la rรฉvรฉlation sโest bien faite en suivant les รฉvรฉnements que vivaient les premiers musulmans, ces รฉvรฉnements ne sont que les occasions de la rรฉvรฉlation, et non pas des รฉlรฉments qui y seraient intrinsรจquement liรฉs.
Si en se promenant avec son enfant, on voit deux enfants se bagarrer ou un enfant รชtre impoli, on peut profiter de cette occasion pour faire ร son propre enfant quelques recommandations concernant le comportement ;
si lโon assiste ร la chute des feuilles, on peut profiter de cette occasion, suivant lโรขge et lโaptitude de lโenfant, pour lui parler des saisons, รฉvoquer les lois de la pesanteur ou plus symboliquement lโรฉtat de la vieillesseโฆ
Or, tous ces enseignements, toutes ces recommandations, ont une portรฉe qui dรฉpasse de loin lโรฉvรฉnement ร lโoccasion duquel on les aura fait. Lโรฉvรฉnement nโรฉtait quโune occasion, pas un cadre รฉtroit auquel il faudrait limiter les enseignements transmis.
Or, voilร : de mรชme quโil ne faut pas limiter les enseignements du Coran dans le temps, il ne faut pas non plus les limiter dans lโespace.
Les enseignements transmis ร lโenfant de notre exemple ne le concernent pas exclusivement lui, sa famille ou sa race : ils valent gรฉnรฉralement pour lโhumanitรฉ tout entiรจre, surtout lorsquโil sโagit de lois scientifiques ou de rรจgles de comportement humains, et non dโus et coutumes propres ร tel ou tel pays ou ร tel groupe social.
De mรชme, ce serait une grande erreur de penser que le Coran ne concerne que les Arabes ou quโil leur est destinรฉ en propre, car mรชme sโil sโest tout dโabord adressรฉ ร eux et dans leur langue, la portรฉe de son message est en rรฉalitรฉ universelle et concerne lโhumanitรฉ entiรจre.
Le message transmis par Moรฏse sโadressait lui aussi tout dโabord aux Hรฉbreux, et dans leur langue, mais il avait une portรฉe universelle.
Le message portรฉ par Jรฉsus sโadressait dโabord aux habitants de la Palestine, dans la langue qui รฉtait la leur ร lโรฉpoque โ ร savoir lโaramรฉen โ, et pourtant qui oserait prรฉtendre que le message du Christ serait dรฉpourvu de portรฉe universelle.
Il en va de mรชme du Coran, annoncรฉ en arabe ร des Arabes, mais transmettant un message tout ร fait universel, un message destinรฉ ร raviver et ร rรฉactualiser les messages apportรฉs ร lโhumanitรฉ par tous les Prophรจtes qui se sont succรฉdรฉs.
Dans la sourate 54 (dite al-qamar), ร quelques versets dโintervalle, Dieu rรฉpรจte ร quatre reprises :
Et certes Nous avons fait le Coran aisรฉ pour que lโon se rappelle :
y aura-t-il alors quelquโun qui se rappelle ?
Cette idรฉe de ยซ rappel ยป est fondamentale dans le Coran, oรน elle est reprรฉsentรฉe par environ 280 termes.
Le Coran ne prรฉtend pas rรฉvรฉler au monde des secrets cachรฉs depuis lโaube des temps et encore moins enseigner ร lโhumanitรฉ des mystรจres insondables : il a pour objectif de rappeler lโhomme ร lui-mรชme et ร des vรฉritรฉs essentielles et รฉternelles quโil ne cesse dโoublier, tant et si bien quโil en oublie aussi tout ce qui le fait homme.
Comme le dit le verset 19 de la sourate 59 :
Ne soyez pas comme ceux qui ont oubliรฉ Dieu,
de sorte quโIl les fit eux-mรชmes sโoublier.
Le Coran est donc avant tout un ยซrappelยป: il appelle ร se ressouvenir de Dieu et ร se ressaisir en reprenant conscience de la nature essentielle de lโรชtre humain.
Ensuite, ร partir de cette premiรจre prise de conscience de soi-mรชme en tant quโhomme et en tant que serviteur de Dieu, le Coran guide lโhomme dans la voie du ressouvenir, vers une connaissance toujours plus approfondie de soi-mรชme et de Dieu, car ces deux connaissances nโen font quโune en rรฉalitรฉ, comme lโรฉnonce clairement le hadith du Prophรจte qui dit:
ยซQui se connaรฎt lui-mรชme connaรฎt certes son Seigneur.ยป
Or, ce ยซrappelยป ne sโadresse pas quโaux arabes.
Le destinataire du message est explicitement dรฉsignรฉ ร maintes reprises dans le Coran: il sโagit de lโhumanitรฉ dans son ensemble, les ยซgensยป, an-nรขs , sans discrimination dโaucune sorte.
Ainsi, au verset 157 de la sourate 7, Dieu donne ร Son messager lโordre suivant:
ยซDis: โO vous, les gens,
en vรฉritรฉ je suis le messager deDieu [envoyรฉ] pour vous tousยป
Et vingt autres versets du Coran commencent par cette mรชme interpellation:
ยซO vous, les gensโฆยป
Dieu nโest en effet pas le Seigneur dโun peuple ou dโune caste, Il est le ยซSeigneur des hommesยป โ Rabbu n-nรขs, comme Il Se qualifie Lui-mรชme dans la sourate 114 โ et cโest aux hommes, ร tous les hommes, quโil adresse Son ultime Message.
Or, lโhomme peut-il se sentir concernรฉ par un texte auquel il ne comprend rien? Ou devrait-on attendre de lโhumanitรฉ que tous se fassent arabisants pour entendre le Message divin?
Certes, la mรฉditation approfondie du Coran ne peut passer que par la langue arabe, puisque cโest dans cette langue que Dieu Sโest exprimรฉ et que lโon ne saurait toucher ร cette expression sans la dรฉnaturer: toute traduction du Coran nโest plus Parole de Dieu, mais seulement parole humaine essayant de reflรฉter quelque รฉclat de la Parole divine.
Mais avant dโen arriver au stade de lโapprofondissement, il faut bien dโabord avoir entendu lโยซappelยป et y avoir rรฉpondu. Or cet ยซappelยป, qui doit interpeller lโhomme et susciter en lui lโรฉveil, ne peut รชtre entendu par chacun que dans une langue qui est la sienne.
Le devoir de ยซtransmissionยป du Message est donc aussi, au moins dans une certaine mesure, devoir de ยซtraductionยป, car on ne peut transmettre ร quelquโun que dans une langue quโil comprend, faute de quoi on nโaurait rien transmis.
Comme le dit Dieu au verset 4 de la sourate 14:
Nous nโavons envoyรฉ de Messager que [parlant] la langue de son peuple,
pour quโil leur parle clairementโฆ