Abstract
Sourate (68)ย : Al-Qalam
A- La Sourate
10. Et n’obรฉis ร aucun grand jureur, mรฉprisable,
11. grand diffamateur, grand colporteur de mรฉdisance,
12. grand empรชcheur du bien, transgresseur, grand pรฉcheur,
13. au coeur dur, et en plus de cela bรขtard.
14. Mรชme s’il est dotรฉ de richesses et (de nombreux) enfants.
15. Quand Nos versets lui sont rรฉcitรฉs, il ditย : โนDes contes d’anciensโบ.
16. Nous le marquerons sur le museau [nez].
17. Nous les avons รฉprouvรฉs comme Nous avons รฉprouvรฉs les propriรฉtaires du verger qui avaient jurรฉ d’en faire la rรฉcolte au matin,
18. sans dire: โนSi Allah le veutโบ..
19. Une calamitรฉ de la part de ton Seigneur tomba dessus pendant qu’ils dormaient,
20. et le matin, ce fut comme si tout avait รฉtรฉ rasรฉ.
21. Le [lendemain] matin, ils s’appelรจrent les uns les autresย :
22. โนPartez tรดt ร votre champ si vous voulez le rรฉcolterโบ.
23. Ils allรจrent donc, tout en parlent entre eux ร vois basseย :
24. โนNe laissez aucun pauvre y entrer aujourd’huiโบ.
25. Ils partirent de bonne heure dรฉcidรฉs ร user d’avarice [envers les pauvres], convaincus que cela รฉtait en leur pouvoir.
26. Puis, quand ils le virent [le jardin], ils direntย : โนvraiment, nous avons perdus notre chemin,
27. Oรน plutรดt nous sommes frustrรฉsโบ.
28. Le plus juste d’entre eux ditย : โนNe vous avais-je pas ditย : Si seulement vous avez rendu gloire ร Allahย ! โบ
29. Ils direntย : โนGloire ร notre Seigneurย ! Oui, nous avons รฉtรฉ injustesโบ.
30. Puis ils s’adressรจrent les uns aux autres, se faisant des reproches.
31. Ils direntย : โนMalheur ร nousย ! Nous avons รฉtรฉ des rebelles.
32. Nous souhaitons que notre Seigneur nous le remplace par quelque chose de meilleur. Nous dรฉsirons nous rapprocher de notre Seigneurโบ.
Cette sourate s’appelle aussi ยซย Sourate Nรปnย ยป. Elle comprend cinquante-deux versets.
Dans la premiรจre partie de ce chapitre qui dรฉcrit les vilains traits de quelques figures typiques des dรฉtracteurs du Prophรจte (P), Allah demande ร Son Messager de ne pas prรชter attention ร ces derniers qui essayaient de le rabaisser et de le faire douter du sรฉrieux de sa mission, et exalte ses propres mรฉrites et hautes qualitรฉs.
Dans une seconde partie Allah l’informe comment IL les a soumis ร une รฉpreuve (pรฉnurie et famine) semblable ร celle des ยซย Gens du Jardinย ยป dont la Sourate nous relate le rรฉcit (que nous aborderons plus loin).
Dans une troisiรจme partie, Allah tourne en ridicule les mรฉcrรฉants (qui insinuaient que si le Prophรจte disait la vรฉritรฉ et qu’il existait une vie future, ils y seraient mieux lotis que les Musulmans, comme ils le sont dans ce bas monde), en informant Son Messager que le Jour oรน les Croyants auront pour rรฉcompense les doux jardins du Paradis, un traitement horrible attendra en revanche les polythรฉistes.
Et dans la derniรจre partie de la Sourate, Allah dit au Prophรจte de ne pas perdre patience ni d’abandonner son peuple – comme l’a fait Jonas – et d’attendre jusqu’ร ce qu’Il dรฉcide de la victoire de ses adeptes et de la dรฉfaite de ses contradicteurs.
Selon Ibn Abรฎ Ka’ab, le Prophรจte (P) ditย : ยซQuiconque rรฉcite sourate Nรปn wal-Qalam Allah lui accorde la rรฉcompense dรฉcernรฉe ร ceux dont IL a ennobli le caractรจreยป.[1]
Selon l’Imรขm al-Sรขdiq (p): ยซQuiconque rรฉcite la Sourate Nรปn wal-Qalam, lors d’une Priรจre obligatoire ou recommandรฉe, Allah lui รฉvitera ร jamais la pauvretรฉ dans sa vie, et la pression de la tombe lorsqu’il mourraยป.[2]
La Sourate al-Qalam (le Calame) comprend une seule petite nouvelle, prรฉcรฉdรฉe d’une brรจve allusion ร certaines attitudes des opposants au Message de l’Islam, qu’elle (la Sourate) nous prรฉsente comme suitย :
S’adressant au prophรจte, la sourate ditย :
ยซN’obรฉis pas ร celui qui profรจre des serments et qui est vil; au diffamateur qui rรฉpand la calomnie…ยป[3]
Abstraction faite de l’identitรฉ des individus vils qui se sont opposรฉs au Saint Prophรจte et ร son Message, la sourate a mis en exergue certains de leurs traitsย : des gens qui profรจrent de faux serments, qui ne dรฉdaignent pas le mensonge, qui blessent les gens par leurs langues, qui rรฉpandent la calomnie et la corruption, et qui font montre d’avarice envers les pauvres.
Ces traits pervers qui ont marquรฉ les orgueilleux contemporains du Message de Mohammad (P), ont รฉtรฉ repris par la nouvelle pour les attribuer ร ses personnages, visant par lร ร adresser un message indirect au lecteur ou ร l’auditeur pour qu’il rรฉforme sa conduite et la discipline.
B- Le Rรฉcit
Retraรงons maintenant les รฉlรฉments constitutifs de la nouvelle (le rรฉcit)ย :
ยซOui, Nous les รฉprouvons comme Nous avons รฉprouvรฉ les propriรฉtaires du Jardin qui avaient jurรฉ de faire leur rรฉcolte au matin;ยป
Mais ils avaient jurรฉ sans dire ยซย si Allah le veutย ยป. ยซUne calamitรฉ envoyรฉe par ton Seigneur les surprit tandis qu’ils dormaientยป et ce fut au matin, ยซcomme si tout avait รฉtรฉ rasรฉยป.[4]
Avant de consulter les textes deย tafsรฎr, le lecteur ou l’auditeur pourrait dรฉduire schรฉmatiquement que les contemporains du Message de l’Islam ont รฉtรฉ soumis ร une รฉpreuve. Cette ยซย รฉpreuveย ยป ressemble ร une autre รฉpreuve ร laquelle avaient รฉtรฉ soumis des gens non identifiรฉs qui possรฉdaient vraisemblablement une ferme fruitiรจre et qui avaient jurรฉ un jour qu’ils rรฉcolteraient les fruits de leur ferme le lendemain matin, sans assortir leur serment de la rรฉserve de la Volontรฉ d’Allah, c’est-ร -dire sans tenir compte de la Volontรฉ d’Allah dans la rรฉalisation de leur projet.
Puis un imprรฉvu s’est produit… le Ciel a envoyรฉ sur le verger une calamitรฉ qui l’a rasรฉ complรจtement et l’a transformรฉ comme une nuit tรฉnรฉbreuse par sa dรฉsolation, et ce avant mรชme l’arrivรฉe du matin oรน ils eussent dรป faire la rรฉcolte, et alors qu’ils รฉtaient encore plongรฉs dans leur sommeil.
C’est tout ce qu’on peut comprendre comme pรฉripรฉties de la nouvelle qui ne donne pas davantage de dรฉtails.
Mais si nous nous rรฉfรฉrons aux textes deย tafsรฎr, au prologue de la nouvelle qui fait allusion ร ยซcelui qui profรจre des sermentsยป[5], ยซcelui qui interdit le bienยป[6], et que nous relisons par la suite la nouvelle, une diversitรฉ de lumiรจre apparaรฎt, et apporte au rรฉcit un รฉclairage artistique et idรฉologique auquel il convient de s’arrรชter.
Selon les textes d’exรฉgรจseย (tafsรฎr), il y avait un verger au Yรฉmen, situรฉ ร quelques kilomรจtres de Sana’a. Il appartenait ร un vieillard pieux qui ne rapportait rien des fruits de sa propriรฉtรฉ avant, d’en donner une partie en aumรดne aux pauvres. Puis le vieillard s’รฉteignit et ses fils lui succรฉdรจrent.
Selon certains textes de tafsรฎr, les fils du vieillard pensรจrent alors ร priver les pauvres des fruits du verger, sous prรฉtexte qu’ils avaient eux-mรชmes une famille nombreuse et qu’ils avaient par consรฉquent, plus droit aux produits de leur jardin que ceux qui avaient l’habitude d’en bรฉnรฉficier jusqu’alors.
Selon d’autres textes exรฉgรฉtiques, les hรฉritiers se sont enorgueillis et sont devenus avides lorsqu’ils constatรจrent que leur verger produisait (l’annรฉe du dรฉcรจs du vieillard) beaucoup plus de fruits que du vivant de leur pรจre. Aussi dรฉcidรจrent-ils de garder pour eux la totalitรฉ de la rรฉcolte du verger et d’en priver les pauvres, en attribuant la gรฉnรฉrositรฉ de leur pรจre envers les pauvres ร sa ยซย sรฉnilitรฉย ยป, pour se donner bonne conscience.
Ayant pris cette dรฉcision, ils ont convenu d’aller le lendemain matin au verger pour en cueillir la totalitรฉ des fruits, faisant le serment d’exรฉcuter certainement ce plan, sans en faire assortir la rรฉalisation de la condition de la ยซย Volontรฉ d’Allahย ยป. C’est alors, que le Ciel a fait anรฉantir le verger tel que nous le raconte le rรฉcit lui-mรชme.
A la lumiรจre de cet รฉclairage des textes de tafsรฎr nous pouvons mieux expliquer les procรฉdรฉs artistiques de la construction du rรฉcit, sur le plan de sa structureย : dรฉbut, milieu, fin, sur le plan de ses personnages, ses pรฉripรฉties et ses situations, et enfin sur le plan de son styleย : dialogue et narration.
Le premier trait ou procรฉdรฉ artistique de ce rรฉcit est qu’il ne suit pas un tracรฉ linรฉaire dans le dรฉroulement des faits. Ainsi, lorsqu’il aborde les personnages, il ne prรฉsente pas tous leurs traits caractรฉristiques, qu’il divulguera dans la deuxiรจme partie, ร travers le dialogue qui va nous faire connaรฎtre toutes les dimensions de leurs personnalitรฉs (et ce aprรจs que le verger aura รฉtรฉ anรฉanti, comme nous allons le voir plus tard).
En tout รฉtat de cause, ce sont la signification idรฉologique du rรฉcit et les objectifs visรฉs par le texte coranique qui rรฉvรจlent l’importance d’une telle structure artistique qui cherche ร susciter la curiositรฉ du lecteur, ร le tenir en haleine et ร le surprendre, pour atteindre les objectifs visรฉs. C’est pourquoi, il est important de nous รฉtendre un peu sur ce sujet.
Il faut tenir compte que lorsque la sourate coranique s’adresse au Prophรจte (P) dans ces termesย : ยซN’obรฉis pas ร celui qui profรจre des serments et qui est vil; au diffamateur qui rรฉpand la calomnie; ร celui qui interdit le bien…ย ยป[7], elle met en รฉvidence, dans un rรฉcit rรฉaliste, des concepts prรฉcis ร travers lesquels elle veut nous faire comprendre comment un individu qui jure par Allah, par exemple, sans pour autant, tenir compte de Sa Volontรฉ, ou comment celui qui interdit le bien et en prive les pauvres connaรฎtront des sorts sombres, impitoyables auxquels ils ne s’attendaient jamais.
Or les pรฉripรฉties du rรฉcit sont venues confirmer cette vรฉritรฉ avec d’autant plus d’รฉvidence qu’il nous raconte comment un verger productif qui n’a jamais connu de stรฉrilitรฉ, ni aucune calamitรฉ agricole tout au long de la vie du vieillard est subitement anรฉanti, et mieux, par une calamitรฉ absolument imprรฉvue, et d’autant plus imprรฉvue que sa production avait augmentรฉ l’annรฉe mรชme de la mort de son propriรฉtaire, ce qui n’a pas manquรฉ de contribuer ร la conviction des hรฉritiers que leur verger s’acheminait vers le dรฉveloppement et vers une meilleure santรฉ, sans qu’ils puissent envisager un moment qu’il pourrait disparaรฎtre complรจtement et soudainement, et non progressivement avec le temps.
Comment peut-il mourir la nuit mรชme oรน ses nouveaux propriรฉtaires attendaient le lever du jour du lendemain pour cueillir ses fruitsย ! Oui, ils ยซavaient jurรฉ de faire leur rรฉcolte au matinยป[8].
Ainsi, les pรฉripรฉties du rรฉcit veulent nous montrer la fin noire de ยซquiconque profรจre des serments ร la lรฉgรจreยป, de ยซquiconque interdit les bienfaits d’Allah ร autruiยป.
Ce sont lร deux modรจles d’individus contemporains du Prophรจte (P), semblables aux personnages prรฉsentรฉs par le rรฉcit coranique.
La premiรจre partie ou sรฉquence du rรฉcit des Gens du Verger traite de l’รฉvรฉnement de l’anรฉantissement du vergerย : ยซune calamitรฉ envoyรฉe par ton Seigneur les surprit tandis qu’ils dormaient, et ce fut, au matin, comme si tout avait รฉtรฉ rasรฉยป[9].
Dans cette sรฉquence, on n’apprend des pรฉripรฉties du rรฉcit que la transformation du verger, d’un jardin trรจs productif en un terrain pareil ร la nuit dans sa dรฉsolation. Et le seul dรฉtail relatif aux attitudes et aux comportements des propriรฉtaires du verger, รฉvoquรฉ dans cette sรฉquence est le serment qu’ils ont fait de rรฉcolter les fruits de leur verger le lendemain matin sans tenir compte de la Volontรฉ du Cielย : ยซIls avaient jurรฉ de faire leur rรฉcolte au matin, mais ils avaient jurรฉ sans faire de restrictionยป.[10]
Pour bien saisir l’aspect de l’art ou de la technique romanesque utilisรฉ dans cette premiรจre partie du rรฉcit, remarquons que l’incident de l’anรฉantissement du verger n’a pas pris sa place (normale) dans l’ordre chronologique des pรฉripรฉties. Il a devancรฉ son temps chronologique, a enjambรฉ sa phase normale, puis il est retournรฉ pour prendre sa place dans l’ordre chronologique objectif.
En effet, la premiรจre situation ou phase du rรฉcit s’annonce lorsque les propriรฉtaires du verger ont jurรฉ de se rendre le lendemain matin ร leur propriรฉtรฉ pour en cueillir tous les fruits, les garder pour eux exclusivement et d’en priver les pauvres. C’est donc la phase de la prise de la dรฉcision.
La seconde phase, c’est la phase de l’exรฉcution de la dรฉcision, c’est-ร -direย : aller le lendemain au verger
Mais le rรฉcit, avant de nous relater cette phase d’exรฉcution, a introduit la troisiรจme phase, celle de la descente d’une calamitรฉ cรฉleste qui a rasรฉ complรจtement le verger.
Et c’est aprรจs avoir abordรฉ la pรฉripรฉtie de l’anรฉantissement du verger que le rรฉcit revient pour prรฉsenter la deuxiรจme phase, celle relative ร l’exรฉcution de la dรฉcision.
La question qui se pose maintenant est de comprendre pourquoi le rรฉcit a-t-il rompu l’enchaรฎnement chronologique, en relatant la conclusion ou l’รฉpilogue avant la narration des pรฉripรฉties qui prรฉcรจdent cet รฉpilogueย ?
La rรฉponse ร cette question apparaรฎt lorsque nous tenons compte que le rรฉcit a omis volontiers d’expliquer la raison qui a conduit les propriรฉtaires ร faire le serment de se rendre le lendemain matin au verger pour en cueillir les fruits, afin de tenir en haleine le lecteur qui รฉprouve le dรฉsir de connaรฎtre le pourquoi de cette dรฉcision, et de l’amener ร s’interroger, pendant un tempsย : pour quelle raison les propriรฉtaires ont-ils pris une telle dรฉcisionย ? Quels sont les motifs de cette dรฉcisionย ? etc …
Tel est donc l’un des procรฉdรฉs d’ ยซย intรฉressement romanesqueย ยป qui conduit le lecteur ร rechercher la raison, le motif, et ร suivre par consรฉquent, avec intรฉrรชt et passion les pรฉripรฉties du rรฉcit.
Le rรฉcit ne se contente pas de ce seul procรฉdรฉ d’intรฉressement romanesque; il a redoublรฉ l’intรฉrรชt ou la curiositรฉ du lecteur lorsqu’il lui a suggรฉrรฉ que la prise de la dรฉcision susmentionnรฉe (se rendre le lendemain matin au verger pour en rรฉcolter les fruits) est un acte injuste puisque Dieu l’a sanctionnรฉe impitoyablement par l’envoi, la mรชme nuit, d’une calamitรฉ qui รฉradiqua le verger, au point qu’il est devenu pareil ร une nuit dans sa dรฉvastation.
La surprise du lecteur face ร cette calamitรฉ imprรฉvisible alors qu’il s’attendait ร connaรฎtre la phase de l’exรฉcution de la dรฉcision prise par les propriรฉtaires, rรฉvรจle deux doubles traits artistiques. Le premier est le fait que le rรฉcit va lui rรฉvรฉler que la dรฉcision d’aller au verger pour en cueillir les fruits est une conduite injuste. Le second est que le rรฉcit va redoubler son intรฉrรชt pour la dรฉcouverte des dรฉtails de cette dรฉcision et la raison pour laquelle cette dรฉcision est qualifiรฉe dโinjusteย ?
En outre l’occurrence de la calamitรฉ alors que les propriรฉtaires sont en train de dormir d’une part et qu’ils n’ont pas encore exรฉcutรฉ leur dรฉcision ou projet, d’autre part, constitue un procรฉdรฉ artistique par lequel le rรฉcit coranique cherche ร faire prendre conscience au lecteur que le Ciel est ร l’affรปt de quiconque se permet une attitude injuste, et qu’IL interviendra avant que l’injuste ne puisse rรฉaliser ses objectifs malveillants.
Donc il y a plus d’une raison artistique qui explique la rupture de la chaรฎne objective du temps (la chaรฎne chronologique) dans cette sรฉquence (partie) du rรฉcit.
Passons ร la deuxiรจme phase que le rรฉcit a enjambรฉe pour y relever d’autres procรฉdรฉs romanesques ou d’autres traits de l’art romanesque du Coran.
La premiรจre phase ayant รฉtรฉ la prise de la dรฉcision, la deuxiรจme est donc son exรฉcution, laquelle est relatรฉe par le rรฉcit comme suitย :
ยซIls s’interpellรจrent alorsย : ยซย Partez de bonne heure ร votre champ, si vous voulez procรฉder ร la rรฉcolteย ยป.
ยซย โIls se mirent en route en causant entre eux ร voix basseย :
ยซย ยซย Que nul pauvre n’entre ici aujourd’hui, malgrรฉ vousย ยป.
ยซย Ils partirent donc de bonne heure, dรฉcidรฉs ร ne rien donner, bien qu’ils en eussent les moyensยป[11].
ย Telle est donc la phase de lโexรฉcutionย : une fois le matin levรฉ, les hรฉritiers se sont interpellรฉs les uns les autres, s’incitant mutuellement ร mettre en application leur projet, demandant les uns aux autres d’accourir au champ pour y faire la rรฉcolte. Et ils se sont dirigรฉs effectivement vers le verger. Chemin faisant, les frรจres dialoguaient entre eux, discutaient en chuchotant, se confiant ร voix basse.
Mais qu’est-ce qu’ils chuchotaientย ? Le rรฉcit nous le fait dรฉcouvrir en nous faisant รฉcouter leurs chuchotementsย :
ยซQue nul pauvre n’entre ici aujourd’huiยป.[12]
Cette phrase est la clรฉ qui ouvre au lecteur tous les secrets, qui l’intriguent. En effet, le lecteur ou l’auditeur qui veut savoir le pourquoi de la dรฉcision d’aller le lendemain matin au verger, et la raison pour laquelle le Ciel a envoyรฉ une calamitรฉ qui a dรฉtruit ce verger, dรฉcouvre maintenant que tout rรฉside dans la motivation injuste de cette dรฉcision qui vise ร ยซย interdire le bienย ยป et qui montre au lecteur qu’il a affaire ร une poignรฉe d’individus dont l’aviditรฉ, l’avarice et l’รฉgoรฏsme les ont poussรฉs ร vouloir garder uniquement pour eux les bienfaits d’Allah et d’en priver les pauvres et les misรฉreux, et ร s’abstenir de nourrir un affamรฉ que leur pรจre avait habituรฉ ร manger des fruits du verger.
Il convient d’attirer l’attention du lecteur sur l’importance de ce dialogue collectif, sur un plan purement romanesque, entre les jeunes personnages avides. En effet, comme on peut le remarquer, le rรฉcit ne nous dit pas au dรฉbut qu’il y a un groupe d’individus qui avaient pris la dรฉcision de priver les pauvres de leurs subsistances, mais s’est contentรฉ de nous informer que quelques individus avaient dรฉcidรฉ de se rendre ร leur champ un matin et que le Ciel a envoyรฉ sur ce champ un feu qui l’a ravagรฉ entiรจrement, tout en omettant de dรฉvoiler le secret qui a motivรฉ la dรฉcision des jeunes d’aller au verger, et la dรฉcision du Ciel de raser ce verger, pour ne le dรฉceler qu’ultรฉrieurement, suscitant ainsi la curiositรฉ et l’intรฉrรชt du lecteur, lequel de ce fait brรปlait de dรฉsir de suivre attentivement toutes les pรฉripรฉties du rรฉcit.
C’est ce qu’on appelle en terminologie de littรฉrature romanesque l’ ยซย intรฉressementย ยป, doublรฉ des รฉlรฉments ยซย surpriseย ยป et ยซย atermoiementย ยปartistiques qui servent ร susciter l’intรฉrรชt soutenu du lecteur et ร tenir ce dernier en haleine.
Mais l’รฉlรฉment ยซย intรฉressementย ยป ne s’arrรชte pas lร . Nous allons remarquer, en suivant les diffรฉrentes pรฉripรฉties du rรฉcit, davantage d’รฉlรฉments d’ย ยปintรฉressementย ยป artistique riches en significations idรฉologiques relatives aux bienfaits accordรฉs par Allah ร Ses serviteurs, au fait que le Ciel est ร l’affรปt de quiconque cherche ร interdire le bien, au regret que certains pourraient ressentir ร la suite d’un comportement malveillant, ร la possibilitรฉ de se repentir des pรฉchรฉs, ainsi qu’ร d’autres significations que nous mettrons en รฉvidence plus loin.
Lorsque les propriรฉtaires du verger s’y dirigรจrent le matin, confiants qu’ils allaient mettre ร exรฉcution leur projet injuste, projet visant ร interdire aux pauvres leur droit ร la rรฉcolte, ils furent surpris par un fait inattendu. Ils ont constatรฉ que leur verger avait รฉtรฉ rasรฉ complรจtement et rendu pareil ร une nuit tรฉnรฉbreuse.
Tout ceci s’est dรฉroulรฉ ร travers trois phasesย :
1- La phase de la prise de la dรฉcision;
2- La phase de la destruction du verger;
3- La phase de l’รฉchec du projet de priver les pauvres de leurs droits.
Puis arrive la quatriรจme et derniรจre phase, celle de la rรฉaction suscitรฉe par le rasage du verger, chez les hรฉritiers qui y avaient mis de grands espoirs.
Mais quelle a รฉtรฉ cette rรฉaction des propriรฉtaires du verger en le voyant dans cet รฉtat de nรฉantย ? Il paraรฎt d’aprรจs le rรฉcit que ces hรฉritiers ont reconnu leur erreur dans la prise de leur dรฉcision. Il paraรฎt รฉgalement – et c’est lร l’un des traits de cet art romanesque que le rรฉcit nous dรฉvoile dans sa derniรจre partie – qu’un des hรฉritiers au moins, ยซย le fils du milieuย ยป, celui qui se situe par l’รขge, entre les aรฎnรฉs et les cadets (ou celui qui รฉtait le plus mรปr d’entre eux, selon une autre interprรฉtation du sens du terme arabe utilisรฉ,ย awsat) n’avait pas รฉtรฉ d’accord avec ses frรจres sur leur dessein de priver les pauvres de leurs droits, ni n’avait partagรฉ leur opinion ร ce sujet, ou tout au moins qu’il leur avait demandรฉ d’assortir leur serment de la condition de la Volontรฉ d’Allah.
Tout ceci, le rรฉcit nous le relate ร travers un dialogue collectif auquel il a recouru ร dessein.
Il est intรฉressant maintenant de connaรฎtre tout d’abord les dรฉtails des rรฉactions des hรฉritiers et d’analyser, ensuite, l’importance du procรฉdรฉ romanesque auquel le rรฉcit a recouru pour dรฉvoiler le personnage (le fils du milieu) qui a mis en garde les propriรฉtaires du verger contre leur mauvaise conduite ou dรฉcision.
Lisons donc la rรฉaction des hรฉritiers ร la vue du verger brรปlรฉย :
ยซLorsqu’ils virent ce qui รฉtait arrivรฉ, ils direntย : ยซNous sommes sรปrement รฉgarรฉs; non nous sommes privรฉsยป.[13]
Telle est la premiรจre rรฉaction ร la vue de la calamitรฉย : ils reconnaissent qu’ils avaient รฉtรฉ รฉgarรฉs lors de la prise de leur dรฉcision d’interdire aux pauvres leurs subsistances, sans mรชme subordonner cette dรฉcision ร la Volontรฉ de Dieu.
Mais selon certains exรฉgรจtes, l’รฉnoncรฉ ยซnous sommes รฉgarรฉsยป est ร prendre ici au sens propre et non figurรฉ, c’est-ร -dire que, les hรฉritiers n’en croyant pas leurs yeux en voyant le verger ravagรฉ, doutaient qu’il s’agisse de leur verger et pensaient avoir, peut-รชtre, perdu leur chemin.
Cependant, malgrรฉ ce doute, l’un d’entre eux a rectifiรฉ, comme si, n’รฉtant pas convaincu que le verger brรปlรฉ soit un verger autre que le leur, l’idรฉe de la vengeance divine lui sauta ร l’esprit, en sโรฉcriantย : ยซnon, nous sommes privรฉsยป des fruits de ce verger, ayant omis de tenir compte de la Volontรฉ divine et ayant pensรฉ ร interdire aux pauvres leurs subsistances.
Le texte du rรฉcit nous a permis de percevoir nous-mรชmes, nous les lecteurs, les sentiments de ceux qui ont reconnu leur culpabilitรฉ et l’ont avouรฉe de leurs propres bouches, ร travers le dialogue au pluriel, dans cette partie du rรฉcit. En fait, cet aveu de culpabilitรฉ joue un rรดle important, comme technique romanesque, dans la mesure oรน il nous permet de connaรฎtre le fond de ce personnage. C’est ce que nous verrons plus loin.
En outre, le dialogue au pluriel a rรฉvรฉlรฉ d’autres รฉlรฉments importants en nous faisant dรฉcouvrir davantage d’aspects qui nous รฉchappent dans la conduite des personnages.
En effet, le lecteur ou l’auditeur pense de prime abord que tous les personnages รฉtaient d’accord entre eux sur la dรฉcision de priver les pauvres, ainsi que sur le sermentย : ยซils avaient jurรฉ sans faire de restrictionยป.[14]
ย Cette pensรฉe (que tous les hรฉritiers, sans exception, รฉtaient d’accord) ne s’est pas formรฉe fortuitement dans l’esprit du lecteur.
Ce sont les trois premiรจres parties du rรฉcit qui l’ont suggรฉrรฉe, puisqu’elles parlent des ยซย gens du vergerย ยป sans en excepter aucun. Et c’est la quatriรจme partie du rรฉcit qui nous dรฉvoile un nouveau secret jusqu’alors cachรฉย : ยซNe vous avais-je pas avertisย : ยซย Si seulement vous aviez rendu gloire ร Dieuยป.[15]
Donc l’un des hรฉritiers n’รฉtait pas content, dรจs le dรฉpart, de la conduite de ses frรจres; mieux, il leur a mรชme conseillรฉย : ยซSi seulement vous rendiez gloire ร Dieuยป; si seulement vous aviez fait restriction; si seulement vous craigniez Dieu; si seulement vous prรฉleviez de vos biens le droit des pauvresย !
Evidemment le texte ne mentionne pas tous ces conseils, mais le lecteur peut les dรฉduire de la parole prononcรฉe par le frรจre juste ou modรฉrรฉย : ยซSi seulement vous rendiez gloire ร Dieuยป.
Mais plus important de tout ceci est l’effet de surprise que le rรฉcit a crรฉรฉ en gardant un secret tout au long de la narration, pour le dรฉvoiler soudainement au dernier moment, suscitant ainsi plus d’ ยซย intรฉressement artistiqueย ยป, lequel constitue l’un des รฉlรฉments les plus puissants de l’art ou de la technique romanesque, comme le savent tous ceux qui sont versรฉs dans ce genre littรฉraire.
En tout รฉtat de cause, le dialogue entre les hรฉritiers nous fait connaรฎtre d’autres rรฉactions aprรจs que le frรจre ยซย modรฉrรฉย ยป leur a rappelรฉ qu’il les avait bien conseillรฉs dรจs le dรฉpart: ยซGloire ร notre Seigneur! Oui, nous avons รฉtรฉ injustesยป.[16]
Cette rรฉaction indique que les hรฉritiers avaient gardรฉ au fond d’eux-mรชmes un peu de puretรฉ, puisqu’ils n’ont pas hรฉsitรฉ ร reconnaรฎtre leurs torts, en rรฉalisant tout d’abord qu’ils รฉtaient privรฉs des fruits de leur verger ร cause de leur malveillance et leur aviditรฉ en voulant priver les pauvres de ces fruits, en admettant de nouveau qu’ils รฉtaient injustes ensuite, en se blรขmant en troisiรจme lieu, les uns les autres de leurs comportements: ยซet ils se tournaient les uns vers les autres en se faisant mutuellement des reprochesยป[17], et enfin en se lamentant sur leur attitude passรฉe:
ยซIls direntย : ยซย Malheur ร nousย ! Oui, nous avons รฉtรฉ rebellesย !ยป.[18]
Ces diffรฉrentes rรฉactions indiquent que ces gens n’รฉtaient pas des personnes au coeur endurci et insensible aux leรงons et aux expรฉriences. C’est pourquoi leur attitude fut couronnรฉe par la repentance doublรฉe de l’espoir que Dieu les compensera par un nouveau verger meilleur que celui qui a รฉtรฉ rasรฉย : ยซIl se peut que notre Seigneur nous donne en รฉchange quelque chose de meilleur que ceci. Nos dรฉsirs se portent ardemment vers notre Seigneurยป.[19]
Ainsi, le rรฉcit se termine par un รฉpilogue qui parle de la repentance et des larges perspectives qu’elle offre au repentant, repentance ร laquelle Dieu nous invite si souvent et nous appelle ร la demander avant qu’il ne soit trop tard. C’est cette repentance qui nous apprend que la Misรฉricorde d’Allah n’a pas de limite, Misรฉricorde qui a conduit les hรฉritiers malveillants non seulement ร regretter leur mauvaise conduite et ร s’en excuser, mais aussi ร rรฉclamer ร Allah de compenser leur perte par un meilleur verger. Allah, IL est Glorieux et Trรจs-Haut, accepte le peu (de repentir que Ses serviteurs montrent) et pardonne beaucoup (de pรฉchรฉs qu’ils commettent).
IL nous fait sentir dans ce rรฉcit oรน IL fait exprimer aux personnages fautifs le dรฉsir de Le voir supplรฉer leur verger ravagรฉ, par un meilleur, les immenses effets bรฉnรฉfiques de la ยซย repentanceย ยป.
IL nous fait rรฉaliser que Ses serviteurs sont exaucรฉs dans leur dรฉsir de se voir accorder davantage de bienfaits divins, bien qu’ils aient commis des pรฉchรฉs contre lesquels ils avaient รฉtรฉ mis en garde, mais ร condition, bien entendu, que leur repentance soit sincรจre, dรฉfinitive et sans vellรฉitรฉ aucune de rรฉcidive.
Tel est donc le message du rรฉcit des ยซย Gens du Vergerย ยป, ร nous les lecteurs et ร tous les serviteurs.