Abstract
Sourate (68) : Al-Qalam
A- La Sourate
10. Et n’obéis à aucun grand jureur, méprisable,
11. grand diffamateur, grand colporteur de médisance,
12. grand empêcheur du bien, transgresseur, grand pécheur,
13. au coeur dur, et en plus de cela bâtard.
14. Même s’il est doté de richesses et (de nombreux) enfants.
15. Quand Nos versets lui sont récités, il dit : ‹Des contes d’anciens›.
16. Nous le marquerons sur le museau [nez].
17. Nous les avons éprouvés comme Nous avons éprouvés les propriétaires du verger qui avaient juré d’en faire la récolte au matin,
18. sans dire: ‹Si Allah le veut›..
19. Une calamité de la part de ton Seigneur tomba dessus pendant qu’ils dormaient,
20. et le matin, ce fut comme si tout avait été rasé.
21. Le [lendemain] matin, ils s’appelèrent les uns les autres :
22. ‹Partez tôt à votre champ si vous voulez le récolter›.
23. Ils allèrent donc, tout en parlent entre eux à vois basse :
24. ‹Ne laissez aucun pauvre y entrer aujourd’hui›.
25. Ils partirent de bonne heure décidés à user d’avarice [envers les pauvres], convaincus que cela était en leur pouvoir.
26. Puis, quand ils le virent [le jardin], ils dirent : ‹vraiment, nous avons perdus notre chemin,
27. Où plutôt nous sommes frustrés›.
28. Le plus juste d’entre eux dit : ‹Ne vous avais-je pas dit : Si seulement vous avez rendu gloire à Allah ! ›
29. Ils dirent : ‹Gloire à notre Seigneur ! Oui, nous avons été injustes›.
30. Puis ils s’adressèrent les uns aux autres, se faisant des reproches.
31. Ils dirent : ‹Malheur à nous ! Nous avons été des rebelles.
32. Nous souhaitons que notre Seigneur nous le remplace par quelque chose de meilleur. Nous désirons nous rapprocher de notre Seigneur›.
Cette sourate s’appelle aussi “Sourate Nûn”. Elle comprend cinquante-deux versets.
Dans la première partie de ce chapitre qui décrit les vilains traits de quelques figures typiques des détracteurs du Prophète (P), Allah demande à Son Messager de ne pas prêter attention à ces derniers qui essayaient de le rabaisser et de le faire douter du sérieux de sa mission, et exalte ses propres mérites et hautes qualités.
Dans une seconde partie Allah l’informe comment IL les a soumis à une épreuve (pénurie et famine) semblable à celle des “Gens du Jardin” dont la Sourate nous relate le récit (que nous aborderons plus loin).
Dans une troisième partie, Allah tourne en ridicule les mécréants (qui insinuaient que si le Prophète disait la vérité et qu’il existait une vie future, ils y seraient mieux lotis que les Musulmans, comme ils le sont dans ce bas monde), en informant Son Messager que le Jour où les Croyants auront pour récompense les doux jardins du Paradis, un traitement horrible attendra en revanche les polythéistes.
Et dans la dernière partie de la Sourate, Allah dit au Prophète de ne pas perdre patience ni d’abandonner son peuple – comme l’a fait Jonas – et d’attendre jusqu’à ce qu’Il décide de la victoire de ses adeptes et de la défaite de ses contradicteurs.
Selon Ibn Abî Ka’ab, le Prophète (P) dit : «Quiconque récite sourate Nûn wal-Qalam Allah lui accorde la récompense décernée à ceux dont IL a ennobli le caractère».[1]
Selon l’Imâm al-Sâdiq (p): «Quiconque récite la Sourate Nûn wal-Qalam, lors d’une Prière obligatoire ou recommandée, Allah lui évitera à jamais la pauvreté dans sa vie, et la pression de la tombe lorsqu’il mourra».[2]
La Sourate al-Qalam (le Calame) comprend une seule petite nouvelle, précédée d’une brève allusion à certaines attitudes des opposants au Message de l’Islam, qu’elle (la Sourate) nous présente comme suit :
S’adressant au prophète, la sourate dit :
«N’obéis pas à celui qui profère des serments et qui est vil; au diffamateur qui répand la calomnie…»[3]
Abstraction faite de l’identité des individus vils qui se sont opposés au Saint Prophète et à son Message, la sourate a mis en exergue certains de leurs traits : des gens qui profèrent de faux serments, qui ne dédaignent pas le mensonge, qui blessent les gens par leurs langues, qui répandent la calomnie et la corruption, et qui font montre d’avarice envers les pauvres.
Ces traits pervers qui ont marqué les orgueilleux contemporains du Message de Mohammad (P), ont été repris par la nouvelle pour les attribuer à ses personnages, visant par là à adresser un message indirect au lecteur ou à l’auditeur pour qu’il réforme sa conduite et la discipline.
B- Le Récit
Retraçons maintenant les éléments constitutifs de la nouvelle (le récit) :
«Oui, Nous les éprouvons comme Nous avons éprouvé les propriétaires du Jardin qui avaient juré de faire leur récolte au matin;»
Mais ils avaient juré sans dire “si Allah le veut”. «Une calamité envoyée par ton Seigneur les surprit tandis qu’ils dormaient» et ce fut au matin, «comme si tout avait été rasé».[4]
Avant de consulter les textes de tafsîr, le lecteur ou l’auditeur pourrait déduire schématiquement que les contemporains du Message de l’Islam ont été soumis à une épreuve. Cette “épreuve” ressemble à une autre épreuve à laquelle avaient été soumis des gens non identifiés qui possédaient vraisemblablement une ferme fruitière et qui avaient juré un jour qu’ils récolteraient les fruits de leur ferme le lendemain matin, sans assortir leur serment de la réserve de la Volonté d’Allah, c’est-à-dire sans tenir compte de la Volonté d’Allah dans la réalisation de leur projet.
Puis un imprévu s’est produit… le Ciel a envoyé sur le verger une calamité qui l’a rasé complètement et l’a transformé comme une nuit ténébreuse par sa désolation, et ce avant même l’arrivée du matin où ils eussent dû faire la récolte, et alors qu’ils étaient encore plongés dans leur sommeil.
C’est tout ce qu’on peut comprendre comme péripéties de la nouvelle qui ne donne pas davantage de détails.
Mais si nous nous référons aux textes de tafsîr, au prologue de la nouvelle qui fait allusion à «celui qui profère des serments»[5], «celui qui interdit le bien»[6], et que nous relisons par la suite la nouvelle, une diversité de lumière apparaît, et apporte au récit un éclairage artistique et idéologique auquel il convient de s’arrêter.
Selon les textes d’exégèse (tafsîr), il y avait un verger au Yémen, situé à quelques kilomètres de Sana’a. Il appartenait à un vieillard pieux qui ne rapportait rien des fruits de sa propriété avant, d’en donner une partie en aumône aux pauvres. Puis le vieillard s’éteignit et ses fils lui succédèrent.
Selon certains textes de tafsîr, les fils du vieillard pensèrent alors à priver les pauvres des fruits du verger, sous prétexte qu’ils avaient eux-mêmes une famille nombreuse et qu’ils avaient par conséquent, plus droit aux produits de leur jardin que ceux qui avaient l’habitude d’en bénéficier jusqu’alors.
Selon d’autres textes exégétiques, les héritiers se sont enorgueillis et sont devenus avides lorsqu’ils constatèrent que leur verger produisait (l’année du décès du vieillard) beaucoup plus de fruits que du vivant de leur père. Aussi décidèrent-ils de garder pour eux la totalité de la récolte du verger et d’en priver les pauvres, en attribuant la générosité de leur père envers les pauvres à sa “sénilité”, pour se donner bonne conscience.
Ayant pris cette décision, ils ont convenu d’aller le lendemain matin au verger pour en cueillir la totalité des fruits, faisant le serment d’exécuter certainement ce plan, sans en faire assortir la réalisation de la condition de la “Volonté d’Allah”. C’est alors, que le Ciel a fait anéantir le verger tel que nous le raconte le récit lui-même.
A la lumière de cet éclairage des textes de tafsîr nous pouvons mieux expliquer les procédés artistiques de la construction du récit, sur le plan de sa structure : début, milieu, fin, sur le plan de ses personnages, ses péripéties et ses situations, et enfin sur le plan de son style : dialogue et narration.
Le premier trait ou procédé artistique de ce récit est qu’il ne suit pas un tracé linéaire dans le déroulement des faits. Ainsi, lorsqu’il aborde les personnages, il ne présente pas tous leurs traits caractéristiques, qu’il divulguera dans la deuxième partie, à travers le dialogue qui va nous faire connaître toutes les dimensions de leurs personnalités (et ce après que le verger aura été anéanti, comme nous allons le voir plus tard).
En tout état de cause, ce sont la signification idéologique du récit et les objectifs visés par le texte coranique qui révèlent l’importance d’une telle structure artistique qui cherche à susciter la curiosité du lecteur, à le tenir en haleine et à le surprendre, pour atteindre les objectifs visés. C’est pourquoi, il est important de nous étendre un peu sur ce sujet.
Il faut tenir compte que lorsque la sourate coranique s’adresse au Prophète (P) dans ces termes : «N’obéis pas à celui qui profère des serments et qui est vil; au diffamateur qui répand la calomnie; à celui qui interdit le bien… »[7], elle met en évidence, dans un récit réaliste, des concepts précis à travers lesquels elle veut nous faire comprendre comment un individu qui jure par Allah, par exemple, sans pour autant, tenir compte de Sa Volonté, ou comment celui qui interdit le bien et en prive les pauvres connaîtront des sorts sombres, impitoyables auxquels ils ne s’attendaient jamais.
Or les péripéties du récit sont venues confirmer cette vérité avec d’autant plus d’évidence qu’il nous raconte comment un verger productif qui n’a jamais connu de stérilité, ni aucune calamité agricole tout au long de la vie du vieillard est subitement anéanti, et mieux, par une calamité absolument imprévue, et d’autant plus imprévue que sa production avait augmenté l’année même de la mort de son propriétaire, ce qui n’a pas manqué de contribuer à la conviction des héritiers que leur verger s’acheminait vers le développement et vers une meilleure santé, sans qu’ils puissent envisager un moment qu’il pourrait disparaître complètement et soudainement, et non progressivement avec le temps.
Comment peut-il mourir la nuit même où ses nouveaux propriétaires attendaient le lever du jour du lendemain pour cueillir ses fruits ! Oui, ils «avaient juré de faire leur récolte au matin»[8].
Ainsi, les péripéties du récit veulent nous montrer la fin noire de «quiconque profère des serments à la légère», de «quiconque interdit les bienfaits d’Allah à autrui».
Ce sont là deux modèles d’individus contemporains du Prophète (P), semblables aux personnages présentés par le récit coranique.
La première partie ou séquence du récit des Gens du Verger traite de l’événement de l’anéantissement du verger : «une calamité envoyée par ton Seigneur les surprit tandis qu’ils dormaient, et ce fut, au matin, comme si tout avait été rasé»[9].
Dans cette séquence, on n’apprend des péripéties du récit que la transformation du verger, d’un jardin très productif en un terrain pareil à la nuit dans sa désolation. Et le seul détail relatif aux attitudes et aux comportements des propriétaires du verger, évoqué dans cette séquence est le serment qu’ils ont fait de récolter les fruits de leur verger le lendemain matin sans tenir compte de la Volonté du Ciel : «Ils avaient juré de faire leur récolte au matin, mais ils avaient juré sans faire de restriction».[10]
Pour bien saisir l’aspect de l’art ou de la technique romanesque utilisé dans cette première partie du récit, remarquons que l’incident de l’anéantissement du verger n’a pas pris sa place (normale) dans l’ordre chronologique des péripéties. Il a devancé son temps chronologique, a enjambé sa phase normale, puis il est retourné pour prendre sa place dans l’ordre chronologique objectif.
En effet, la première situation ou phase du récit s’annonce lorsque les propriétaires du verger ont juré de se rendre le lendemain matin à leur propriété pour en cueillir tous les fruits, les garder pour eux exclusivement et d’en priver les pauvres. C’est donc la phase de la prise de la décision.
La seconde phase, c’est la phase de l’exécution de la décision, c’est-à-dire : aller le lendemain au verger
Mais le récit, avant de nous relater cette phase d’exécution, a introduit la troisième phase, celle de la descente d’une calamité céleste qui a rasé complètement le verger.
Et c’est après avoir abordé la péripétie de l’anéantissement du verger que le récit revient pour présenter la deuxième phase, celle relative à l’exécution de la décision.
La question qui se pose maintenant est de comprendre pourquoi le récit a-t-il rompu l’enchaînement chronologique, en relatant la conclusion ou l’épilogue avant la narration des péripéties qui précèdent cet épilogue ?
La réponse à cette question apparaît lorsque nous tenons compte que le récit a omis volontiers d’expliquer la raison qui a conduit les propriétaires à faire le serment de se rendre le lendemain matin au verger pour en cueillir les fruits, afin de tenir en haleine le lecteur qui éprouve le désir de connaître le pourquoi de cette décision, et de l’amener à s’interroger, pendant un temps : pour quelle raison les propriétaires ont-ils pris une telle décision ? Quels sont les motifs de cette décision ? etc …
Tel est donc l’un des procédés d’ “intéressement romanesque” qui conduit le lecteur à rechercher la raison, le motif, et à suivre par conséquent, avec intérêt et passion les péripéties du récit.
Le récit ne se contente pas de ce seul procédé d’intéressement romanesque; il a redoublé l’intérêt ou la curiosité du lecteur lorsqu’il lui a suggéré que la prise de la décision susmentionnée (se rendre le lendemain matin au verger pour en récolter les fruits) est un acte injuste puisque Dieu l’a sanctionnée impitoyablement par l’envoi, la même nuit, d’une calamité qui éradiqua le verger, au point qu’il est devenu pareil à une nuit dans sa dévastation.
La surprise du lecteur face à cette calamité imprévisible alors qu’il s’attendait à connaître la phase de l’exécution de la décision prise par les propriétaires, révèle deux doubles traits artistiques. Le premier est le fait que le récit va lui révéler que la décision d’aller au verger pour en cueillir les fruits est une conduite injuste. Le second est que le récit va redoubler son intérêt pour la découverte des détails de cette décision et la raison pour laquelle cette décision est qualifiée d’injuste ?
En outre l’occurrence de la calamité alors que les propriétaires sont en train de dormir d’une part et qu’ils n’ont pas encore exécuté leur décision ou projet, d’autre part, constitue un procédé artistique par lequel le récit coranique cherche à faire prendre conscience au lecteur que le Ciel est à l’affût de quiconque se permet une attitude injuste, et qu’IL interviendra avant que l’injuste ne puisse réaliser ses objectifs malveillants.
Donc il y a plus d’une raison artistique qui explique la rupture de la chaîne objective du temps (la chaîne chronologique) dans cette séquence (partie) du récit.
Passons à la deuxième phase que le récit a enjambée pour y relever d’autres procédés romanesques ou d’autres traits de l’art romanesque du Coran.
La première phase ayant été la prise de la décision, la deuxième est donc son exécution, laquelle est relatée par le récit comme suit :
«Ils s’interpellèrent alors : “Partez de bonne heure à votre champ, si vous voulez procéder à la récolte”.
« ‘Ils se mirent en route en causant entre eux à voix basse :
« “Que nul pauvre n’entre ici aujourd’hui, malgré vous”.
« Ils partirent donc de bonne heure, décidés à ne rien donner, bien qu’ils en eussent les moyens»[11].
Telle est donc la phase de l’exécution : une fois le matin levé, les héritiers se sont interpellés les uns les autres, s’incitant mutuellement à mettre en application leur projet, demandant les uns aux autres d’accourir au champ pour y faire la récolte. Et ils se sont dirigés effectivement vers le verger. Chemin faisant, les frères dialoguaient entre eux, discutaient en chuchotant, se confiant à voix basse.
Mais qu’est-ce qu’ils chuchotaient ? Le récit nous le fait découvrir en nous faisant écouter leurs chuchotements :
«Que nul pauvre n’entre ici aujourd’hui».[12]
Cette phrase est la clé qui ouvre au lecteur tous les secrets, qui l’intriguent. En effet, le lecteur ou l’auditeur qui veut savoir le pourquoi de la décision d’aller le lendemain matin au verger, et la raison pour laquelle le Ciel a envoyé une calamité qui a détruit ce verger, découvre maintenant que tout réside dans la motivation injuste de cette décision qui vise à “interdire le bien” et qui montre au lecteur qu’il a affaire à une poignée d’individus dont l’avidité, l’avarice et l’égoïsme les ont poussés à vouloir garder uniquement pour eux les bienfaits d’Allah et d’en priver les pauvres et les miséreux, et à s’abstenir de nourrir un affamé que leur père avait habitué à manger des fruits du verger.
Il convient d’attirer l’attention du lecteur sur l’importance de ce dialogue collectif, sur un plan purement romanesque, entre les jeunes personnages avides. En effet, comme on peut le remarquer, le récit ne nous dit pas au début qu’il y a un groupe d’individus qui avaient pris la décision de priver les pauvres de leurs subsistances, mais s’est contenté de nous informer que quelques individus avaient décidé de se rendre à leur champ un matin et que le Ciel a envoyé sur ce champ un feu qui l’a ravagé entièrement, tout en omettant de dévoiler le secret qui a motivé la décision des jeunes d’aller au verger, et la décision du Ciel de raser ce verger, pour ne le déceler qu’ultérieurement, suscitant ainsi la curiosité et l’intérêt du lecteur, lequel de ce fait brûlait de désir de suivre attentivement toutes les péripéties du récit.
C’est ce qu’on appelle en terminologie de littérature romanesque l’ “intéressement”, doublé des éléments “surprise” et “atermoiement”artistiques qui servent à susciter l’intérêt soutenu du lecteur et à tenir ce dernier en haleine.
Mais l’élément “intéressement” ne s’arrête pas là. Nous allons remarquer, en suivant les différentes péripéties du récit, davantage d’éléments d’”intéressement” artistique riches en significations idéologiques relatives aux bienfaits accordés par Allah à Ses serviteurs, au fait que le Ciel est à l’affût de quiconque cherche à interdire le bien, au regret que certains pourraient ressentir à la suite d’un comportement malveillant, à la possibilité de se repentir des péchés, ainsi qu’à d’autres significations que nous mettrons en évidence plus loin.
Lorsque les propriétaires du verger s’y dirigèrent le matin, confiants qu’ils allaient mettre à exécution leur projet injuste, projet visant à interdire aux pauvres leur droit à la récolte, ils furent surpris par un fait inattendu. Ils ont constaté que leur verger avait été rasé complètement et rendu pareil à une nuit ténébreuse.
Tout ceci s’est déroulé à travers trois phases :
1- La phase de la prise de la décision;
2- La phase de la destruction du verger;
3- La phase de l’échec du projet de priver les pauvres de leurs droits.
Puis arrive la quatrième et dernière phase, celle de la réaction suscitée par le rasage du verger, chez les héritiers qui y avaient mis de grands espoirs.
Mais quelle a été cette réaction des propriétaires du verger en le voyant dans cet état de néant ? Il paraît d’après le récit que ces héritiers ont reconnu leur erreur dans la prise de leur décision. Il paraît également – et c’est là l’un des traits de cet art romanesque que le récit nous dévoile dans sa dernière partie – qu’un des héritiers au moins, “le fils du milieu”, celui qui se situe par l’âge, entre les aînés et les cadets (ou celui qui était le plus mûr d’entre eux, selon une autre interprétation du sens du terme arabe utilisé, awsat) n’avait pas été d’accord avec ses frères sur leur dessein de priver les pauvres de leurs droits, ni n’avait partagé leur opinion à ce sujet, ou tout au moins qu’il leur avait demandé d’assortir leur serment de la condition de la Volonté d’Allah.
Tout ceci, le récit nous le relate à travers un dialogue collectif auquel il a recouru à dessein.
Il est intéressant maintenant de connaître tout d’abord les détails des réactions des héritiers et d’analyser, ensuite, l’importance du procédé romanesque auquel le récit a recouru pour dévoiler le personnage (le fils du milieu) qui a mis en garde les propriétaires du verger contre leur mauvaise conduite ou décision.
Lisons donc la réaction des héritiers à la vue du verger brûlé :
«Lorsqu’ils virent ce qui était arrivé, ils dirent : «Nous sommes sûrement égarés; non nous sommes privés».[13]
Telle est la première réaction à la vue de la calamité : ils reconnaissent qu’ils avaient été égarés lors de la prise de leur décision d’interdire aux pauvres leurs subsistances, sans même subordonner cette décision à la Volonté de Dieu.
Mais selon certains exégètes, l’énoncé «nous sommes égarés» est à prendre ici au sens propre et non figuré, c’est-à-dire que, les héritiers n’en croyant pas leurs yeux en voyant le verger ravagé, doutaient qu’il s’agisse de leur verger et pensaient avoir, peut-être, perdu leur chemin.
Cependant, malgré ce doute, l’un d’entre eux a rectifié, comme si, n’étant pas convaincu que le verger brûlé soit un verger autre que le leur, l’idée de la vengeance divine lui sauta à l’esprit, en s’écriant : «non, nous sommes privés» des fruits de ce verger, ayant omis de tenir compte de la Volonté divine et ayant pensé à interdire aux pauvres leurs subsistances.
Le texte du récit nous a permis de percevoir nous-mêmes, nous les lecteurs, les sentiments de ceux qui ont reconnu leur culpabilité et l’ont avouée de leurs propres bouches, à travers le dialogue au pluriel, dans cette partie du récit. En fait, cet aveu de culpabilité joue un rôle important, comme technique romanesque, dans la mesure où il nous permet de connaître le fond de ce personnage. C’est ce que nous verrons plus loin.
En outre, le dialogue au pluriel a révélé d’autres éléments importants en nous faisant découvrir davantage d’aspects qui nous échappent dans la conduite des personnages.
En effet, le lecteur ou l’auditeur pense de prime abord que tous les personnages étaient d’accord entre eux sur la décision de priver les pauvres, ainsi que sur le serment : «ils avaient juré sans faire de restriction».[14]
Cette pensée (que tous les héritiers, sans exception, étaient d’accord) ne s’est pas formée fortuitement dans l’esprit du lecteur.
Ce sont les trois premières parties du récit qui l’ont suggérée, puisqu’elles parlent des “gens du verger” sans en excepter aucun. Et c’est la quatrième partie du récit qui nous dévoile un nouveau secret jusqu’alors caché : «Ne vous avais-je pas avertis : “Si seulement vous aviez rendu gloire à Dieu».[15]
Donc l’un des héritiers n’était pas content, dès le départ, de la conduite de ses frères; mieux, il leur a même conseillé : «Si seulement vous rendiez gloire à Dieu»; si seulement vous aviez fait restriction; si seulement vous craigniez Dieu; si seulement vous préleviez de vos biens le droit des pauvres !
Evidemment le texte ne mentionne pas tous ces conseils, mais le lecteur peut les déduire de la parole prononcée par le frère juste ou modéré : «Si seulement vous rendiez gloire à Dieu».
Mais plus important de tout ceci est l’effet de surprise que le récit a créé en gardant un secret tout au long de la narration, pour le dévoiler soudainement au dernier moment, suscitant ainsi plus d’ “intéressement artistique”, lequel constitue l’un des éléments les plus puissants de l’art ou de la technique romanesque, comme le savent tous ceux qui sont versés dans ce genre littéraire.
En tout état de cause, le dialogue entre les héritiers nous fait connaître d’autres réactions après que le frère “modéré” leur a rappelé qu’il les avait bien conseillés dès le départ: «Gloire à notre Seigneur! Oui, nous avons été injustes».[16]
Cette réaction indique que les héritiers avaient gardé au fond d’eux-mêmes un peu de pureté, puisqu’ils n’ont pas hésité à reconnaître leurs torts, en réalisant tout d’abord qu’ils étaient privés des fruits de leur verger à cause de leur malveillance et leur avidité en voulant priver les pauvres de ces fruits, en admettant de nouveau qu’ils étaient injustes ensuite, en se blâmant en troisième lieu, les uns les autres de leurs comportements: «et ils se tournaient les uns vers les autres en se faisant mutuellement des reproches»[17], et enfin en se lamentant sur leur attitude passée:
«Ils dirent : “Malheur à nous ! Oui, nous avons été rebelles !».[18]
Ces différentes réactions indiquent que ces gens n’étaient pas des personnes au coeur endurci et insensible aux leçons et aux expériences. C’est pourquoi leur attitude fut couronnée par la repentance doublée de l’espoir que Dieu les compensera par un nouveau verger meilleur que celui qui a été rasé : «Il se peut que notre Seigneur nous donne en échange quelque chose de meilleur que ceci. Nos désirs se portent ardemment vers notre Seigneur».[19]
Ainsi, le récit se termine par un épilogue qui parle de la repentance et des larges perspectives qu’elle offre au repentant, repentance à laquelle Dieu nous invite si souvent et nous appelle à la demander avant qu’il ne soit trop tard. C’est cette repentance qui nous apprend que la Miséricorde d’Allah n’a pas de limite, Miséricorde qui a conduit les héritiers malveillants non seulement à regretter leur mauvaise conduite et à s’en excuser, mais aussi à réclamer à Allah de compenser leur perte par un meilleur verger. Allah, IL est Glorieux et Très-Haut, accepte le peu (de repentir que Ses serviteurs montrent) et pardonne beaucoup (de péchés qu’ils commettent).
IL nous fait sentir dans ce récit où IL fait exprimer aux personnages fautifs le désir de Le voir suppléer leur verger ravagé, par un meilleur, les immenses effets bénéfiques de la “repentance”.
IL nous fait réaliser que Ses serviteurs sont exaucés dans leur désir de se voir accorder davantage de bienfaits divins, bien qu’ils aient commis des péchés contre lesquels ils avaient été mis en garde, mais à condition, bien entendu, que leur repentance soit sincère, définitive et sans velléité aucune de récidive.
Tel est donc le message du récit des “Gens du Verger”, à nous les lecteurs et à tous les serviteurs.